Réflexions sur les Cahiers de la chambre
Jeudi 14 mars 2019 à l’ITEM. Vendredi 15 mars 2019 aux Archives Nationales.
Après la présentation du projet ArchAT dans le cadre du séminaire technique de l’ITEM sur la gestion des risques en humanités numériques, un atelier a réuni les membres du projet ArchAT aux Archives nationales – Céline Roussel, Giorgia Vocino, Agnès Graceffa, François Bougard, Yann Potin et moi-même. Nous ont rejoints Stéphane Baciocchi e Mathias Dreyfuss.
Céline Roussel (Sorbonne Université) a d’abord présenté divers manuscrits d’aveugles : les manuscrits en noir (écrits à la main, donc), tels ceux d’Alexandre Rodenbach, avec, parfois, l’écriture carrée enseignée à la Perkins School for the Blind ; et les manuscrits en braille, comme ceux de Jacques Lusseyran. Il y a enfin le cas de Thierry, avec dictée à des secrétaires.
Avec la surprise de trouver dans cet ouvrage de Rodenbach sur les sourds et les aveugles et qui date de 1853 des passages sur Augustin Thierry – les archives de Blois conservent de fait des éléments de correspondance entre Thierry et Rodenbach :
Enfin, Céline Roussel rapporte le cas de documents écrits par des secrétaires pour des travaux scientifiques, comme l’historien Pierre Henri, auteur d’une biographie de Valentin Haüy, et qui donc avait lui-même des cahiers.
Augustin Thierry est donc un cas particulier. Contemporain de Braille, il n’a jamais appris ce système, qui permettait non seulement à l’aveugle d’écrire, mais aussi de se relire. Il n’a pas non plus écrit de sa main – peut-être est-ce lié à son état physique dégradé. Pour mener à bien ses oeuvres, il est engagé dans un processus oral de dictée, d’écoute (puisqu’il se fait relire les notes), et de dictée à nouveau.
On en vient donc aux cahiers de la chambre, qui contiennent des prises de notes, des brouillons de lettres, des ébauches d’oeuvres mais qui sont pas encore des manuscrits mis au net, sortes d’atelier jeté sur le papier.
Je rappelle qu’Augustin Thierry a lui-même été secrétaire de Saint-Simon, a co-signé d’ailleurs certaines de ses brochures – avant que n’intervienne une séparation dont les raisons demeurent mystérieuses. Puis, devenu aveugle, il a recours à des secrétaires, et ce dès la rédaction de l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands (1825), pour laquelle il fait appel à Armand Carrel. Après la mort de Carrel lors d’un duel avec Girardin, le patron de La Presse, Désiré Nisard, dans un numéro de La Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1837, dit que le secrétaire de l’historien avait un rôle de collaborateur, ce que Thierry, quant à lui, nie farouchement, dans une lettre datée du 3 octobre au directeur de la Revue, et conservée dans un des cahiers de la chambre.
C’est là toute l’ambiguïté de ce travail fondé sur l’écoute et la dictée. Et qui nous invite à repenser la question de l’auctorialité dans le contexte de la cécité.
Quels rôles attribuer aux secrétaires privés de Thierry, et en particulier à Julie Thierry, sa femme, qui est la main principale de nombreux cahiers ? Quel est le lien entre ces secrétaires privés et les secrétaires officiels, ceux qui sont appointés par le ministère, dans le cadre du projet Guizot des Monuments du Tiers-Etat ? Apparaît par exemple, ici et là, la main de Martial Delpit dans les cahiers.
La présence de l’atelier au sein des Archives nationales a permis d’examiner le contenu et la physionomie de trois cartons d’archives correspondant à la gestion de la commission des Monuments inédits du Tiers Etat par la Division des Sciences et Lettres du Ministère de l’Instruction publique, entre 1836 et 1870 (date de publication du quatrième et dernier volume), sous les cotes F17326 à 3267. Ces cartons contiennent notamment les lettres envoyées aux correspondants de la commission à travers le territoire par les collaborateurs et secrétaires organisés en « atelier » sous la conduite de Martial Delpit entre 1837 et 1842-4, relayé par Félix Bourquelot après le départ de ce dernier, coïncidant par ailleurs avec le décès brutal de Julie Thierry (née de Kerangal). Ces documents permettent d’identifier les mains de onze des dix-huit collaborateurs de l’atelier, hors ceux des Archives du Royaume notamment (voir le tableau joint réalisé par Yann Potin (Augustin Thierry, L’histoire pour mémoire, Rennes, PUR, 2018, p. 233).
Ces mains doivent être désormais confrontées avec les écritures des cahiers dits de la chambre, tout du moins certains d’entre eux, mais plus encore aux nombreuses copies conservées à la Bibliothèque nationale, formant la somme accumulée de travail de la commission (ms. Nouv. Acq. Fr. 3375-3429 et 34 22-3477, Nouv. Acq. Fr. 6359 et Nouv. Acq. Fr. 22 225-22 233 et 22 845-22 846)
Ainsi se dessine, autour de l’historien aveugle, tout un atelier scripturaire et documentaire, dont il reste à cartographier les contours afin d’en comprendre la dynamique.
(Aude Déruelle & Yann Potin).