La conversion

Augustin Thierry, libre penseur, s’est-il converti à la religion catholique à la fin de sa vie ?

Le témoignage du père Alphonse Gratry

C’est ce qu’affirme le père Alphonse Gratry (1805-1872), qui a refondé l’ordre de l’Oratoire en 1852, dans une « Lettre à M. l’archevêque de Paris [Mgr Sibour] sur les derniers instants de M. Augustin Thierry »[1]Le Correspondant, t. 38, n° 3, juin 1856, p. 351-354.. Il rapporte notamment certains propos de Thierry: « Je suis un rationaliste fatigué : je veux entrer dans le sein de l’Église, à l’autorité de laquelle je me soumets ». Et affirme avoir accompagné l’historien aveugle dans son dernier voyage :

Profondément touché par cette parole, j’eus avec M. Augustin Thierry de fréquents entretiens, qui m’ont révélé la beauté de cette âme. Dans les derniers temps surtout, je voyais croître son zèle pour la vérité, son entière soumission à l’Église, et son désir continuel et empressé de terminer la correction de ses ouvrages. Malheureusement il finit par y apporter une sorte de précipitation violente, qui paraît avoir été, en grande partie, cause de sa mort.

(…) j’eus la pensée d’amener près du malade le P. Pétetot, qui a tant d’expérience du lit de mort. Le P. Pétetot resta seul avec M. Thierry, et, pendant que nous étions en prières dans la chambre voisine, il lui suggéra les actes de foi, de contrition, d’espérance et d’amour de Dieu, puis lui donna l’absolution. Ensuite M. le curé de Saint-Sulpice vint lui administrer l’Extrême-Onction. (…)

Grâce à Dieu, l’homme excellent que nous regrettons est mort visiblement dans le sein de l’Église catholique.

L’histoire de la conversion en 1895

La veille des cérémonies blésoises du centenaire de la naissance d’Augustin Thierry, le 9 novembre 1895, le débat ressurgit.

Gilbert Augustin-Thierry, donne une interview au Temps, « Augustin Thierry raconté par son neveu ». Un chapitre, intitulé « La prétendue conversion d’Augustin Thierry », évoque le père Gratry et l’abbé Perraud, père de l’Oratoire, qui ont fréquenté la maison de l’historien avant sa mort et auraient initié son retour à la foi catholique :

On a prétendu que ces efforts avaient été couronnés de succès. Mon père, étroitement lié avec son frère, ne lui a jamais entendu formuler un propos qui donnât raison à ce bruit. Pour lui, comme pour tous ceux qui restèrent jusqu’à la fin les intimes et les confidents de la pensée du malade, ce retour au catholicisme n’est qu’une fable. (…) s’il a abjuré des erreurs, ce ne sont que des erreurs historiques, et l’indépendance de pensée dont il avait fait preuve toute sa vie ne l’a pas quitté sur la fin. En tout cas la réconciliation solennelle escomptée n’eut pas lieu. (…) 

Il n’y en eut pas moins sur sa tombe un scandale. Le jour des obsèques, au moment où l’on allait enlever le cercueil pour le conduire au cimetière, le curé de Saint-Sulpice prit la parole et, apostrophant l’assistance, il déclara qu’Augustin Thierry était un exemple du peu qu’est la science, puisqu’elle est obligée de venir à résipiscence et qu’un simple curé de campagne enseignant le catéchisme connaissait mieux la vérité que les plus illustres docteurs des académies et des instituts du monde. Inutile d’ajouter qu’une polémique furieuse s’ensuivit.

Gilbert Augustin-Thierry s’appuie, pour nier la conversion de Thierry, sur les archives familiales, et notamment sa correspondance avec la princesse de Belgiojoso (« J’ai dépouillé sa correspondance »). Le point de vue est corroboré par un article d’Ernest Daudet (le frère d’Alphonse) dans Le Figaro du lendemain : « il n’y avait pas eu conversion ».

En 1895, Alphonse Gratry est mort depuis longtemps. Mais Mgr Perraud, à présent évêque d’Autun, répond à ces soupçons dans une lettre publique à M. Wallon, une semaine plus tard, le 17 novembre 1895:

J’ai le devoir d’y insister, puisque le narrateur d’une interview publiée par le journal Le Temps, le jour même où avait lieu la cérémonie de Blois, a infirmé mon témoignage, et qualifié de « prétendue » la conversion aux idées chrétiennes du célèbre historien. (…)

Je pourrais d’abord opposer à l’article en question un témoignage d’ordre intime et domestique dont la valeur ne saurait être contestée. L’honorable M. Gignoux, ancien attaché au ministre des finances, actuellement maire de Créteil, a épousé en 1855 la nièce d’Augustin Thierry, cette nièce que son oncle aveugle avait fait venir auprès de lui dès 1847 et qui fut (je cite M. Gignoux lui-même) « son Antigone jusqu’à la mort ». Or, dans une lettre rendue publique le 21 octobre dernier, M. le maire de Créteil, neveu par alliance de l’historien, mentionne très explicitement « le retour d’Augustin Thierry à la foi catholique » et m’invite à donner des détails sur ce retour.

L’autre branche de la famille, les Gignoux[2]La nièce, Julie, fille de sa soeur Adélaïde, avait en effet rejoint son oncle à Paris, comme en témoigne un cahier de la chambre., conforte ainsi l’hypothèse de la conversion et s’inscrit contre l’héritage du libre penseur revendiqué par Gilbert, qui se fait le porte-parole de son père défunt, Amédée. La polémique enfle, et Ernest Daudet se fend d’un nouvel article le 24 novembre 1895, en concluant cette fois à la conversion. Gilbert Augustin-Thierry répond à ces allégations dans le Figaro du 2 décembre 1895. Cet article est important, car pour la première fois est mentionné l’ensemble des « papiers de famille » laissés par l’historien, et sur lesquels il s’appuie pour réfuter l’hypothèse de la conversion :

Augustin Thierry se faisait-il lire, chaque dimanche, l’office de la messe ; bien plus, cette messe aurait-elle été célébrée dans sa chambre de malade ? J’avoue qu’après une étude attentive du brouillon de sa correspondance durant les années 1854, 55 et 56 – correspondance que je crois posséder tout entière – et après le dépouillement d’un curieux journal où, paralysé, il relate et dicte lui-même jusqu’aux plus infimes détails de ses journées, je n’ai trouvé aucune mention ni de ces messes, ni même de ces pieuses lectures. Omission, on me le concèdera, au moins bizarre – surtout lorsque je n’ai pu découvrir en toute la correspondance que deux lettres adressées au R. P. Gratry, lettres simplement empreintes d’une froide politesse, et pas une seule écrite au curé de Saint-Sulpice, feu M. l’abbé Hamon.

(…) en revanche, à chaque ligne du journal dont j’ai parlé plus haut, je vois revenir les noms du frère d’Augustin, mon vénérable père, Amédée Thierry, et celui de leur vieil ami Henri Martin, désignés tous deux pour exécuteurs testamentaires. Ceux-là surtout furent, selon moi, « les intimes, les assidus, les confidents » de la dernière heure, et c’est de leur bouche que j’ai pu recueillir de formelles réserves sur ce qu’ils ont toujours considéré comme une simple hypothèse.

Sa correspondance et son journal, telles sont les seules révélations sur soi-même que nous a transmises l’auteur des Récits mérovingiens, et, je le répète, on n’y lit aucune mention ni de cérémonies, ni de lectures dominicales.

Témoignages versus papiers de famille, la famille du grand homme s’affronte donc autour de la mémoire de l’historien. S’esquisse aussi, de manière sous-jacente, un enjeu tout politique : Augustin Thierry, le partisan de Juillet, pourrait être récupéré par la droite conservatrice s’il était estampillé bon catholique. 

Le récit du petit-neveu

Or c’est une tout autre parole sur l’affaire de la conversion, qu’Augustin Augustin-Thierry, allant à l’encontre de son propre père, livre dans son livre , en se fondant, lui aussi, sur les papiers de famille que Gilbert avait brandis. Le petit-neveu s’appuie sur des lettres de 1851 qui évoquent des doutes, et une envie de redevenir catholique. De fait, cette correspondance de l’année 1851 témoigne en réalité d’un espoir de retourner à Dieu, mais qui n’y parvient pas.

Je suis maintenant à l’égard de la foi en des pensées plus sérieuses que jamais. J’inclinais depuis longtemps, mais par je ne sais quelle paresse d’esprit, je différais de faire là-dessus mes comptes avec moi-même. (Lettre à lady Holland)

Si Dieu m’en fait la grâce, je deviendrai croyant et catholique. Ce qu’il y a de rationalisme dans la Réforme ne me plaît nullement; j’en aurais toujours en moi plus que je ne voudrais, mais je ne suis pas tenté, en devenant chrétien, d’être chrétien révolutionnaire : j’ai bien assez de révolution autour de moi. (Lettre à la princesse Belgiojoso).

Votre imagination , ma chère sœur, s’est emportée bien au-delà des faits, à propos de ce que vous appelez ma conversion. Il n’y a là rien autre chose qu’un besoin moral qui se fait sentir à beaucoup de philosophes arrivés à mon âge, dans un état de santé moins triste que le mien. (…) Mignet a vu [l’abbé Cruice] chez moi et l’a trouvé de fort bonne conversation, peut-être vous en aura-t-il dit un mot. Il l’appelle mon confesseur. Eh bien! Ce confesseur, ce directeur de conscience et de mes pensées, je n’ai encore causé que de philologie et de littérature, et il ne paraît pas, plus que moi, pressé de parler intimement et sérieusement d’autre chose. Voilà où j’en suis et si vous reveniez (…), vous me trouveriez d’esprit, de paroles et, quoique que vous disiez, de sentiment sur les grandes choses de la vie, tel ou à peu près que vous m’avez toujours vu. (Lettre à la princesse Belgiojoso).

Je m’étais dit que je voulais me confier à Dieu et m’abandonner sans réserve à sa volonté; je n’y ai point réussi, je ne suis pas soumis, je résiste (…) (Lettre à lady Holland)

Je voudrais me renouveler et je ne puis dépouiller le vieil homme; ce que je donne d’une main, je le reprends de l’autre et c’est peut-être un obstacle à ce que l’appui me vienne, tel que je l’avais espéré. (Lettre à la princesse Belgiojoso).

Augustin Augustin-Thierry, Augustin Thierry (1795-1856), d’après sa correspondance et ses papiers de famille, Plon-Nourrit, 1922, p. 233 et sq.

Voici la lecture qu’Augustin Augustin-Thierry en livre : le « mystère de la lutte encore indécise où se débat un esprit qui parlemente avec soi-même, tels sont les sentiments d’Augustin Thierry à l’endroit de son retour à Dieu ». En réalité, il recourt aux témoignages des « confesseurs » de l’historien pour interpréter les archives dont il dispose (nous soulignons) : 

Ces conversations auraient emporté les dernières résistances d’une âme déjà plus qu’à moitié conquise.

Suivant le P. Gratry, le « miracle de la grâce » avait enfin opéré (…) Mgr Perraud devait plus tard avancer à son tour que la conversion, à laquelle il avait travaillé, s’étayait de raisonnements fondés sur les leçons de l’histoire (…) L’évêque d’Autun affirme encore que l’historien se faisait lire chaque dimanche les prières de la messe (…)

On doit accepter pour vraies de si hautes et solennelles attestations, appuyées de détails précis et qui correspondent si complètement à ce que nous connaissons, par ses lettres, des sentiments profonds d’Augustin Thierry. Il ne suffit pas, pour les infirmer ou les récuser, de ne point trouver mention de ces lectures ni de ces pieuses cérémonies dans le dépouillement d’un curieux journal, où le paralytique relate et dicte lui-même jusqu’aux plus menus incidents de ses journées. Autant qu’on puisse pénétrer dans les secrets replis de sa conscience, il apparaît que Renan commente une évidente méprise, lorsqu’il tente d’expliquer par « le sentiment des convenances » et « l’art de construire une belle vie » la conclusion logique d’un long débat intérieur dont il ne posséda jamais les éléments entiers.

Augustin Augustin-Thierry, Augustin Thierry (1795-1856), d’après sa correspondance et ses papiers de famille, Plon-Nourrit, 1922, p. 276 et sq.

Il n’en reste pas moins que le testament d’Augustin Thierry confirme la conversion. Il lègue à la congrégation de l’Oratoire, refondée par le père Gratry, et à laquelle appartenait Perraud, sa bibliothèque. Des ouvrages retrouvés récemment attestent la réalisation de ce legs.

Notes

Notes
1 Le Correspondant, t. 38, n° 3, juin 1856, p. 351-354.
2 La nièce, Julie, fille de sa soeur Adélaïde, avait en effet rejoint son oncle à Paris, comme en témoigne un cahier de la chambre.