Né à Rouen en 1800, Armand Carrel est un libéral connu pour avoir fondé, le 3 janvier 1830, Le National, journal hostile au régime de la Restauration, et pour avoir été tué dans un duel célèbre qui l’a opposé à Émile de Girardin, le 21 juillet 1836.
Avant sa brillante et courte carrière de journaliste, Armand Carrel a d’abord été sous-lieutenant dans l’armée, dont il démissionne par conviction républicaine. Il a ensuite été le premier secrétaire d’Augustin Thierry, alors que celui-ci, touché par les premières atteintes de la cécité, devait achever l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands (1825). Il s’essaie dans la foulée, sans grand succès, à une carrière d’historien, en participant à l’entreprise des Résumés d’Histoire universelle de Lecointe. En effet, Thierry ne voulait pas prendre en charge un abrégé de l’histoire de l’Écosse – dans le prolongement de l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands – et recommande son secrétaire[1]Armand Carrel, Résumé de l’histoire de l’Écosse, Lecointe et Durey, 1825. Voir Gilles Crochemore, Armand Carrel (1800-1836). Un républicain réaliste, PUR, 2006, p. 46-47.. Carrel publie également une Histoire de la contre-révolution en Angleterre sous Charles II et Jacques II chez Sautelet (l’éditeur libéral de Thierry) en 1827.
Par la suite, les deux hommes ont gardé de bonnes relations, comme en témoigne la correspondance [2]Les Archives municipales de Blois conservent une lettre de Carrel datée du 8 mars 1833..
La « collaboration » de Carrel (récit de Nisard)
La mort brutale de Carrel plonge le monde des lettres dans la consternation et les hommages se multiplient. En 1837, dans la Revue des Deux Mondes, organe de presse dont Augustin Thierry est l’un des collaborateurs réguliers, puisqu’il y publie ses premiers Récits des temps mérovingiens, le critique littéraire Désiré Nisard fait l’éloge funèbre de ce brillant rédacteur. Mais à l’en croire, la mission d’Armand Carrel auprès d’Augustin Thierry était plutôt une véritable collaboration littéraire qu’un simple secrétariat. Il évoque en effet leur « travail commun »:
La presse offrait alors une voie naturelle à tous ceux qu’un goût sérieux portait vers les lettres, et un grand attrait à tous ceux qui manquaient seulement d’une vocation déterminée d’un autre côté. Carrel hésita long-temps. Sa famille lui conseillait le commerce, et il y dut penser sérieusement. On le pressait ; on craignait la perspective d’un oisif onéreux aux siens. Ce fut au milieu de ces incertitudes, qui allaient devenir des souffrances, qu’un homme de talent et de cœur, digne d’être un moment le patron de celui dont il devait être plus tard le collaborateur modeste et dévoué, M. Arnold Scheffer, le proposa pour secrétaire à M. Augustin Thierry, lequel achevait alors l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands. Sa vue, déjà affaiblie par le travail, avait besoin de la main et des yeux d’un collaborateur habile. Il offrit au jeune officier l’équivalent de son traitement. Carrel, après avoir obtenu l’agrément de sa famille, reçut une lettre de M. Thierry, conservée avec soin dans ses papiers, et que celle qui a hérité de toutes ses dettes de reconnaissance a récemment rendue, par mon entremise, à l’illustre historien. Dans cette lettre, M. Thierry mandait à Carrel « qu’il pouvait venir dès-lors l’aider dans ses recherches historiques. » Je cite ces expressions délicates qui éloignent toute idée d’une position subalterne. M. Thierry ménageait déjà dans son jeune collaborateur l’écrivain du National. « Ce travail sera peu amusant, ajoutait M. Thierry, mais il y aura peut-être quelque instruction à en retirer. » Je n’ai pas pu lire froidement ces mots. Il faut penser que ce billet si simple a donné à Carrel un moment de vive émotion et peut-être de bonheur. Il échappait à ces luttes de famille dont la fin est au prix d’une séparation; il échappait à l’humiliante nécessité d’être un mauvais négociant.
Le travail de Carrel, installé auprès de M. Thierry, consistait à faire des recherches, à débrouiller et à mettre en-ordre des notes, à corriger les épreuves de l’Histoire de la conquête. Ces travaux, et d’autres du même genre, ne sont stériles et subalternes qu’entre des mains malhabiles ; un homme distingué y trouve de quoi déployer sa sagacité et exercer son goût. Carrel y montra dès l’abord assez de qualités solides pour qu’en très peu de temps la ligne de démarcation s’effaçât par degrés entre le secrétaire et l’écrivain déjà consommé. Ce fut peu à peu un travail commun où les parts naturellement très inégales dans les pages exquises et dans l’inspiration même de l’œuvre, l’étaient moins dans les accessoires et dans la rédaction générale. M. Thierry, avec cette forte modestie qui le distingue, aime à reconnaitre tout ce que dut son dernier volume de l’Histoire de la conquête à la collaboration de Carrel. Non seulement il trouvait profit à le consulter sur l’importance et le degré de certitude historique des faits, mais encore il lui demandait sa main pour quelques détails de style. Dans les récits de bataille, par exemple, le jeune officier pouvait avoir plus naturellement le mot propre ; M. Thierry, qui ne le trouvait que par l’instinct des bons écrivains, le lui demandait souvent et jamais en vain. Généralement, le tour ou le mot proposé par Carrel était simple, ferme, vrai. M. Thierry m’a même avoué avec beaucoup de grâce que Carrel lui avait quelquefois rendu le service de lui suggérer, à la place d’une expression affaiblie par trop d’usage, une expression plus directe, plus vive et plus rapprochée de son sens primitif.
Six mois se passèrent ainsi. Carrel n’avait pas encore pris la plume pour son compte. Un libraire étant venu demander à M. Thierry un résumé de l’histoire d’Ecosse, celui-ci, qui suffisait à peine à ses immenses travaux engagea Carrel à s’en charger. Carrel se mit au travail, et fit, avec les idées de l’Histoire de la conquête, un court et substantiel résumé, où M. Thierry dut mettre, pour les convenances du libraire, une introduction de sa main. L’ouvrage eut assez de succès pour que Carrel refusât désormais tout traitement. Il se croyait déjà trop payé par l’honneur de cette collaboration dans le premier ouvrage sorti de sa plume. M. Thierry n’y consentit pas d’abord ; mais Carrel insistant, il fut convenu qu’il recevrait le traitement durant trois mois encore, après quoi il serait libre.
Dans l’intervalle, la mère de Carrel avait fait un voyage à Paris. Les lettres de M. Thierry ne l’avaient pas rassurée. Cette modeste existence d’homme de lettres ne la tranquillisait point, et paraissait la flatter médiocrement. Elle avait besoin que M. Thierry lui renouvelât ses premières assurances, et se portât en quelque façon garant de l’aptitude littéraire et de l’avenir de son fils. Dans deux dîners qu’elle offrit à M. Thierry, elle l’interpella vivement sur ce sujet. « Vous croyez donc, monsieur, que mon fils réussira, et qu’il aura une carrière ? » – « Je réponds de lui comme de moi-même, dit M. Thierry ; j’ai quelque expérience des vocations littéraires : votre fils a toutes les qualités qui font le succès aujourd’hui. » Pendant qu’il parlait, Mme Carrel fixait sur lui un regard pénétrant, comme pour distinguer ce qui était vrai, dans ses paroles, de ce qui pouvait n’être que politesse ou encouragement. Quant au jeune homme, il écoutait sans rien dire, respectueux, soumis, et, à ce que raconte M. Thierry, presque craintif devant sa mère, dont la fermeté d’esprit et la décision avaient sur lui beaucoup d’empire. Carrel ne fléchissait que devant ses propres qualités, car ce qu’il respectait de sa mère n’était autre chose que ce qui devait, plus tard, le faire respecter lui-même comme homme public.
La première réunion avait laissé des doutes à Mme Carrel. Au sortir de la seconde, où, pressé entre ces deux volontés inflexibles, l’une qui demandait presque de s’engager pour son fils, l’autre, discrète et silencieuse, qui lui promettait de ne pas lui faire défaut, M. Thierry s’était sans doute montré plus affirmatif, Mme Carrel partit pour Rouen, plus convaincue et plus tranquille.
J’ai dit quels services Carrel avait rendus, comme collaborateur, à M. Thierry. Quant aux rapports d’homme à homme, sans être jamais familiers, rien n’y manquait de ce qu’une grande estime réciproque pouvait y mettre de solidité et de charme ; mais Carrel montra toujours beaucoup de réserve. Cette disposition, nullement gênante dans le tête-à-tête, à l’arrivée d’un étranger, devenait de la contrainte. Un jour, un parent de M. Thierry entre au moment où Carrel lui faisait la lecture d’un journal. Après quelque conversation, cette personne prie bien innocemment Carrel de continuer. Il avait trop de tact pour s’y refuser, mais trop de susceptibilité pour s’y résigner sans chagrin. La personne partie, on se remet au travail. M. Thierry ne tarde pas à voir que Carrel n’a pas toute sa bonne humeur, et, comme son amitié lui était aussi précieuse que ses services, il lui demande ce qui a pu le mécontenter. Carrel le lui avoue. « Il n’est service pour vous, dit-il, qui me répugne ou me coûte ; mais je ne veux pas que d’autres me demandent ce que vous avez seul le droit d’obtenir. » M. Thierry lui fit de tendres excuses. Carrel ne voulut pas être en reste avec lui ; il y répondit par d’autres excuses. « Il faut me pardonner, disait-il ; je suis militaire, et les militaires ont la mauvaise habitude de se tenir offensés de riens. »
Les trois mois obtenus par M. Thierry s’étaient écoulés, et l’Histoire de la conquête avait paru. Carrel ne venait plus chez M. Thierry à titre de secrétaire, mais seulement comme ami, offrant gratuitement des services devenus plus rares, mais que son talent croissant rendait plus précieux. Il passait une partie du temps à faire des recherches et à copier des extraits qui devaient servir aux travaux ultérieurs de l’historien. Dans le même temps, il préparait un nouveau résumé, à l’instar du premier, de l’histoire de la Grèce moderne. C’était plus l’œuvre de Carrel que le Résumé de l’Histoire d’Ecosse. M. Thierry n’y avait contribué que pour le projet, où il l’avait poussé, et pour quelques conseils particuliers, qui mirent le jeune écrivain sur la voie de notions sures et intéressantes. Au reste, l’ouvrage put se passer de la protection d’un morceau préliminaire du maître, et le plan comme la rédaction en appartiennent entièrement à Carrel. Ce Résumé, publié à la fin de l’année 1827, a été réimprimé en 1829.
Désiré Nisard, « Historiens et publicistes modernes de la France. I. Armand Carrel », Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1837.
Le secrétariat de Carrel (réponse de Thierry)
Augustin Thierry est choqué par ce qu’il considère comme une véritable diffamation, qui s’exprime de surcroît dans la revue dont il est le collaborateur régulier. Il se sent doublement trahi, par Nisard avec lequel il entretenait de bonnes relations, et par Buloz, le directeur de la Revue des Deux Mondes, qui n’a pas pris la peine de le prévenir de cette publication.
Il entend bien rétablir la vérité : Armand Carrel a été son secrétaire, et l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands est une oeuvre purement personnelle. Les archives, et notamment les « Cahiers de la chambre », témoignent de l’intense activité déployée par Thierry pour contrer le récit de Nisard. Il dicte plusieurs versions d’une lettre[3]Les archives départementales du Loir-et-Cher conservent trois différents brouillons à la cote F 1575 03. qu’il envoie dès le lendemain à Nisard et surtout à Buloz, en vue d’une publication rectificative dans la Revue des Deux Mondes:
Mon cher Nisard,
L’article très remarquable, que vous avez consacré au récit de la vie malheureuse si courte de notre ami Armand Carrel contient, entre beaucoup de choses flatteuses pour moi, quelques assertions que je suis obligé de contredire, moins dans l’intérêt de mon amour-propre littéraire que dans celui de la vérité. Je n’ai jamais appelé devant vous, du nom de travail commun ou de collaboration, l’aide, qu’en 1824, Carrel m’a prêtée durant six mois, de ses yeux et de sa main. Son travail avec moi, quand j’achevais l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, a consisté, non à faire des recherches, ni à mettre en ordre des notes; j’avais pris moi-même ce soin d’avance, mais à lire tout haut mes brouillons et à écrire, sous ma dictée, la rédaction définitive. Je ne vous ai point dit que j’eusse jamais consulté Carrel sur l’importance et le degré de certitude historique des faits, ni demandé sa main pour quelques détails de style. Je ne vous ai point dit non plus que la science de ce jeune officier m’eût servi à trouver le mot propre dans les récits de batailles, car, la conclusion de mon ouvrage, seul morceau que j’ai composé en dictant, ne renferme aucun récit de ce genre. Je vous ai raconté que chaque fois qu’il m’arrivait d’être indécis entre deux formes de langage, entre deux expressions, l’une plus littéraire, l’autre plus usuelle et plus nette, je lui disais : Carrel, qu’est-ce qui vaut le mieux ? Que sa réponse était toujours ferme, juste, sensée et qu’elle me déterminait presque toujours.
Voilà ce que je vous ai, non pas avoué, mais conté tout simplement, avec abandon peut-être, comme des souvenirs d’un temps et d’un ami qui ne sont plus. Voilà le seul témoignage que j’aie porté devant vous de mes premières relations avec notre illustre et malheureux ami. Ce témoignage, je le vois, a produit en vous une illusion involontaire et, du reste, facile à comprendre. Vous étiez plus jeune que Carrel, vous l’avez rencontré grand écrivain polémique, vous ne l’avez connu que maître et maître admiré; moi, plus âgé que lui, je l’ai rencontré jeune homme, cherchant une carrière, sans vocation décidée pour celle des lettres, sans ce talent de style qui ne s’est révélé qu’après un exercice de quatre ans. En 1824, il ne pouvait ni m’offrir, ni me donner le genre de secours que vous dites, mais seulement l’assistance matérielle de sa plume et des avis de bon sens. Les souvenirs de Carrel lui-même, tels que vous avez dû les entendre de sa bouche, auraient pu servir à votre imagination de correctif à cet égard.
Si vos nombreuses occupations vous eussent permis de me communiquer les passages de votre article me concernant, nous les aurions facilement rectifiés ensemble et nous aurions ramené les différentes assertions qu’il renferme à l’exacte mesure du vrai. J’espère que cette rectification ne manquera point d’être faite, quand viendra une édition de vos oeuvres. En attendant, j’ai dû réclamer auprès de vous et après du public, au risque de faire paraître ma modestie moins grande que vous ne la jugez. Si vous aviez parlé de tout cela, d’après les ouï-dire, comme narrateur plus ou moins bien informé, j’aurais gardé le silence, mais vous invoquez mon témoignage, vous alléguez en preuve nos causeries et mes paroles, il faut bien que je les rétablisse. On me croira, car si j’ai quelque réputation dans le monde, c’est celle de la sincérité.
Agréez, mon cher Nisard, l’assurance de mon entier dévouement.
Augustin Augustin-Thierry, Augustin Thierry (1795-1856) d’après sa correspondance et ses papiers de famille, Plon-Nourrit, 1922, p. 310-311[4]Augustin Augustin-Thierry, dans la biographie qu’il consacre à son grand-oncle, entérine le récit d’Augustin Thierry, en évoquant le travail de Carrel : « Sa besogne était simple, … Continue reading.
Augustin Thierry envoie également une lettre à Buloz :
Monsieur,
Je viens d’adresser à M. Nisard la lettre ci-jointe, destinée à rectifier quelques inexactitudes qui me concernent, dans son article sur la vie d’Armand Carrel. Ayez la bonté de l’insérer textuellement dans votre numéro du 15 octobre. Je vous prie de me donner là-dessus une assurance positive et de vouloir bien m’envoyer une épreuve à corriger. En attendant un mot de réponse, je vous renouvelle, monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.
Ibid., p. 311.
La querelle
L’affaire n’en reste pas là. Buloz, embarrassé, tente de dissuader Thierry de faire paraître ce droit de réponse dans la revue en prétendant qu’une telle réplique nuirait à la réputation de l’historien, dans le contexte bruissant de sympathie envers le jeune journaliste tragiquement disparu[5]Voir la lettre de Buloz du 3 octobre 1837.. Mais Thierry entend bel et bien avoir gain de cause et engage le directeur de la Revue des Deux Mondes à publier sa lettre dans une nouvelle missive du 4 octobre:
Je ne comprends pas, monsieur, ce que vous voulez dire et comment je me ferais tort en revendiquant pour moi seul, au nom du droit le plus sacré, la propriété intellectuelle d’un de mes ouvrages. La mémoire de Carrel, si pleine d’illustration, n’avait nul besoin qu’on la gratifiât à mon détriment de cette collaboration imaginaire. S’il vivait encore, c’est lui qui se chargerait de répondre et je n’aurais à prendre de tout cela aucun souci. A défaut de ses dénégations, j’aurai pour moi celles de tous les témoins des faits: celles de MM. Thiers et Mignet, de M. Arnold Scheffer et de ses deux frères ; celles enfin de MM. Hubert et Levasseur, à cette époque les deux amis les plus intimes de Carrel. L’article est resté plus d’un mois entre vos mains ; je m’étonne, monsieur, qu’en voyant sur mon compte des assertions si nouvelles, des choses dont vous n’aviez jamais entendu dire le moindre mot, vous n’ayez pas demandé si elles m’avaient été communiquées.
Votre dévoué serviteur
Ibid., p. 312.
De son côté, Nisard, fort susceptible, n’entend nullement amender son propos. Si la Revue publiait la réplique de Thierry, il menace de faire paraître une riposte à son tour. Voici ce qu’il écrit à Thierry :
Monsieur et cher maître,
Je suis trop intéressé à ce que mon travail sur l’ami commun que nous regrettons tous deux ne soit pas suspect d’illusion, ni d’arrangement dramatique, pour laisser sans réponse la lettre où vous interprétez certains détails anecdotiques sur les premières relations de Carrel avec vous, comme une erreur de ma mémoire où mon imagination a sa part.
Rien au monde ne pourrait me décider à donner un démenti direct à un homme, que j’ai toujours jugé trop au-dessus des entraînements qui attirent les démentis, et à qui j’ai si souvent donné des marques publiques d’estime et d’admiration. Mais je me manquerais à moi-même, si je n’expliquais pas comment j’ai pu être conduit à me représenter ces relations, de telle sorte que vous et Carrel, vous y aviez tous deux le beau rôle : car, en y trouvant une des mille raisons d’admirer Carrel, je n’ai pas eu du moins le malheur qu’on me reprochât de vous y avoir rabaissé.
C’est moitié avec les souvenirs qui me sont restés d’un entretien particulier où j’avais eu soin de recueillir, à la plume, les paroles sorties de votre bouche, moitié avec les confidences de Carrel, qui, vous le savez, ne connaissait pas la vanité littéraire et n’avait pas l’habitude de se faire une part dans le travail d’autrui, que j’ai écrit les pages où je croyais présenter un des exemples qui font le plus d’honneur à la nature humaine. Si ma mémoire m’a trompé sur quelques points, ce que j’aimerai toujours mieux reconnaître que de démentir un homme comme vous, c’est qu’il était impossible de ne pas tenir pour parfaitement vrai ce qui a paru si parfaitement vraisemblable. Qu’il n’y ait pas eu dans la vie de Carrel un seul moment où il n’ait été qu’un scribe, que le maître admiré à trente ans, ait pu à vingt-quatre ans donner plus que des avis de bon sens, et suggérer, dans les accessoires, dans certains détails spéciaux, quelques-unes de ces expressions dont il avait en lui un si riche trésor, qui aurait pu en douter ? et dès lors que pouvais-je moi-même induire que je ne pusse affirmer ?
Vous-même, monsieur et cher maître, n’auriez-vous pas exposé le premier venu, qui n’aurait eu ni l’autorité de vos entretiens, ni les confidences de Carrel, à dire ce que j’ai dit, sans rien de plus sans rien de moins ? [ici Nisard cite le passage de Dix ans d’études historiques relatif à la survenue de la cécité et où Thierry dit avoir été aidé par Carrel dans cette transition vers la cécité] De deux choses l’une, ou ce passage est une flatterie de coeur à Carrel vivant, ou c’est la vérité. Si c’est la vérité, en quoi la justice littéraire a-t-elle souffert que je la recueillisse dans mon travail ? Si c’est une flatterie de coeur, pourquoi la retirer à Carrel mort ?
Agréez, monsieur et cher maître, l’assurance de mon respectueux dévouement.
Ibid., p. 312-313.
Devant la mauvaise volonté de Nisard, Thierry en appelle à ses connaissances, et écrit à Chateaubriand, Mignet, aux frères Scheffer, entre autres, pour réclamer la « propriété intellectuelle » de son quatrième volume de l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre. Et face aux reculades de Buloz, c’est en définitive au National que Thierry confie sa lettre à Nisard, le journal même de Carrel, dont la rédaction est brouillée avec Nisard et qui fait le meilleur accueil aux réclamations de Thierry. La presse s’empare alors de l’affaire. Le Siècle blâme Thierry, jugé trop susceptible.
Buloz tente d’éteindre le feu entre ses deux collaborateurs par la publication d’une petite note, objet d’âpres tractations qui n’aboutissent pas[6]La note, conservée, comporte des ratures, signes des hésitations de Thierry à la faire publier; Buloz insiste; une autre version figure dans les archives.. Thierry de son côté réunit les témoignages, nombreux, de ses amis, qui lui écrivent et se proposent de les porter à Nisard pour le faire changer d’avis et l’engager à une complète rétractation. Joseph Guigniaut, historien de l’Antiquité, écrit ainsi à Nisard : « Vous savez si notre ami, mutilé qu’il est par le mal physique, s’entoure de collaborateurs dans les travaux d’érudition, il est maître encore en fait de style ». Scheffer envoie à Thierry la lettre que lui a fait parvenir Nisard, et qui témoigne d’un désir de raccommodement.
Pressé de toutes parts, Nisard bat en retraite, et pour la publication en volume[7]Le tome II des Mélanges publiés en 1838 chez Delloye et Lecou s’intitule Études de critique et d’histoire littéraire., retire les passages incriminés. Il l’envoie à Thierry accompagné de cette lettre :
Monsieur et ami,
Agréez l’hommage de mon nouveau volume. J’en ai fait disparaître les malheureux passages qui m’ont fait perdre un instant votre amitié et m’ont appris à me défier même de mon innocence. Ce sacrifice ne m’a rien coûté. Du moment que le public a cessé d’être entre vous et moi, j’ai senti que je ne tenais plus à rien de ce qui avait pu vous chagriner et qu’il n’y a pas de satisfaction d’amour-propre qui vaille la perte d’une amitié comme la nôtre. L’étourdissement des affaires et des travaux n’a pu ni me faire oublier, ni me faire regretter médiocrement vos fines et fortes causeries, vos excellents conseils, vos habitudes de confiance avec moi et toutes les bontés si délicates et si empressées de Mme Thierry, qu’elle fait que je n’ai pas été le seul à regretter. Si je n’avais eu peur des arrière-pensées résultat si ordinaire de tout malentendu, je n’en aurai pas supporté si longtemps la privation ».
Ibid., p. 320.
Quant à Buloz, il fait paraître, le 15 octobre, la note suivante dans la Revue des Deux Mondes. Thierry lui a donné son autorisation, comme en témoigne un brouillon de lettre conservé dans un cahier.
Une discussion s’est élevée dans les journaux quotidiens entre M. Augustin Thierry et M. Nisard, au sujet du travail que la Revue a publié le 1er octobre sur Armand Carrel. La Revue regrette sincèrement de n’avoir pu prévenir cette discussion qui nous paraît résulter d’un malentendu entre deux honorables écrivains. M. Nisard a, en toute occasion, professé trop d’admiration pour l’illustre historien, pour qu’il soit entré dans sa pensée d’attribuer à Carrel une part quelconque dans la composition ou l’exécution de l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands. C’est ce que démontrera, nous l’espérons, à tous les esprits désintéressés l’ensemble du travail de M. Nisard.
Ibid., p. 321.
Ainsi s’éteint la querelle.
Pour Nisard et pour d’autres, il n’y a pas lieu de fouetter un chat : ils s’étonnent de la susceptibilité de Thierry, qui réclame la pleine et entière propriété intellectuelle de son oeuvre quand personne ne songerait au fond à la lui contester. C’est bien en l’occurrence la situation de handicap qui rend Thierry susceptible : empêché et freiné dans la réalisation de son oeuvre par sa cécité, toujours contraint à faire appel à des secrétaires, il entend qu’il n’y ait aucun doute sur la nature de ce secrétariat, qui ne saurait être assimilé à une collaboration. Le mot de Guigniaut ne laisse toutefois pas d’être ambigu, qui fait de Thierry avant tout un écrivain doté de style, plus qu’un historien à même de mener de véritables recherches scientifiques.
C’est là toute la question de l’auctorialité en situation de handicap visuel, qui se repose souvent dans les disabilities studies.
Notes
↑1 | Armand Carrel, Résumé de l’histoire de l’Écosse, Lecointe et Durey, 1825. Voir Gilles Crochemore, Armand Carrel (1800-1836). Un républicain réaliste, PUR, 2006, p. 46-47. |
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↑2 | Les Archives municipales de Blois conservent une lettre de Carrel datée du 8 mars 1833. |
↑3 | Les archives départementales du Loir-et-Cher conservent trois différents brouillons à la cote F 1575 03. |
↑4 | Augustin Augustin-Thierry, dans la biographie qu’il consacre à son grand-oncle, entérine le récit d’Augustin Thierry, en évoquant le travail de Carrel : « Sa besogne était simple, presque exclusivement matérielle. Il prêtait à l’historien le secours de sa plume et de temps en temps, si celui-ci se trouvait d’aventure indécis entre deux expressions ou deux formes de langage, se voyait appelé à lui donner quelque « avis de bon sens ». Les derniers livres de la Conquête furent ainsi composés et dictés. » (Augustin Augustin-Thierry, Augustin Thierry (1795-1856) d’après sa correspondance et ses papiers de famille, Paris, Plon-Nourrit, 1922, p. 78). Augustin Augustin-Thierry consacre tout un appendice de son ouvrage à cette querelle. |
↑5 | Voir la lettre de Buloz du 3 octobre 1837. |
↑6 | La note, conservée, comporte des ratures, signes des hésitations de Thierry à la faire publier; Buloz insiste; une autre version figure dans les archives. |
↑7 | Le tome II des Mélanges publiés en 1838 chez Delloye et Lecou s’intitule Études de critique et d’histoire littéraire. |