Thomas Becket

Le personnage de Thomas Becket dans l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands (1825)

L’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands (1825) expose une lutte entre deux races, entre un peuple conquérant (les Normands) et un peuple conquis (les Saxons), selon une conception dynamique de l’histoire qui allait faire la célébrité de Thierry, réputé pour son épopée des vaincus.

Dans ce dispositif duel, Thomas Becket[1]Sur cette figure dans l’historiographie romantique, voir Paule Petitier, « Herméneutique du personnage historique : la figure de Thomas Becket chez Augustin Thierry et chez Michelet », in … Continue reading, archevêque de Canterbury, joue un rôle particulier. Thierry voit dans l’archevêque assassiné en 1170 la victime de l’oppresseur normand, incarné par le roi Henri II d’Angleterre. Il s’agit en quelque sorte de l’une des pièces maîtresses de cette lecture de l’histoire, comme en témoigne l’introduction :

Le point de vue de la distinction des deux races en Angleterre, après la conquête, ne donne pas seulement de l’importance à des faits inaperçus ou négligés, il donne une physionomie et une signification toute nouvelle, à des événements aussi célèbres qu’inexactement expliqués. La longue querelle du roi Henri II et de l’archevêque Thomas Becket est un de ces événements; l’on en trouvera dans cet ouvrage une version entièrement différente de celle qui est le plus en crédit. Si dans le récit de la lutte de ces deux personnages fameux, les historiens philosophes ont pris parti contre le plus faible et le plus malheureux, c’est faute d’avoir envisagé cette lutte sous son véritable aspect, faute d’avoir connu tous les éléments dont se composait la haine mutuelle des deux adversaires. Ils ont complètement oublié envers un homme assassiné avec des circonstances odieuses les principes de justice et de philanthropie dont ils faisaient profession. Après six siècles, ils ont poursuivi sa mémoire avec acharnement, et pourtant il n’y a rien de commun entre la cause des ennemis de Thomas Becket au XIIe siècle, et celle de la philosophie au XVIIIe. Henri II n’était point un roi citoyen, un partisan de l’indépendance religieuse, un antagoniste systématique de la domination papale, et comme on le verra, il s’agissait de tout autre chose dans son aversion obstinée pour un homme, contre lequel il fut le premier à solliciter l’appui du pape.

Augustin Thierry, Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands (1825), t. I, p. xvi-xvii.

Les aventures de Thomas Becket occupent ensuite tout le livre IX du tome II (p. 376-495). Thierry y détaille la manière dont le jeune Anglais, après s’être attaché à la vie de cour et à la personne de Henri II, se fait le défenseur des pauvres et des Saxons. L’antagonisme entre les deux personnes est ainsi relu à la lumière d’une lutte entre les races : « un prélat de race saxonne, en lutte avec le petit-fils du vainqueur des Saxons, semblait, en quelque sorte, le représentant des droits religieux de tous les hommes réunis par force sous la domination normande » (ibid., p. 442).

La révélation de l’origine normande de Becket

De nouvelles recherches viennent toutefois contredire cette interprétation.

Léon d’Aubineau, un chartiste monarchiste et catholique, dans un opus violemment hostile à Augustin Thierry[2]Critique et réfutations. M. Augustin Thierry, Paris, Bibliothèque nouvelle, 1851., sonne la charge: « il n’y a donc pas dans les quatre volumes de M. Thierry un seul mot sur l’archevêque de Cantorbéry, un seul! qui n’ait besoin d’addition, de rectification ou de contradiction expresse » (p. 387).

L’année suivante, Émile de Bonnechose publie Les quatre Conquêtes de l’Angleterre, son histoire et ses institutions sous les Romains, les Anglo-Saxons, les Danois et les Normands, depuis Jules César jusqu’à la mort de Guillaume le Conquérant (Didier, 1852). Il y glisse une note assassine sur l’origine normande de Thomas Becket :

M. Thierry a vu dans Thomas Becket, un Saxon, et il attribue surtout à son origine saxonne la haine que lui portaient quelques membres du haut clergé anglo-normand ainsi que le culte de la multitude pour sa personne durant sa vie et pour sa mémoire après son martyre. Il est aujourd’hui à peu près démontré que Thomas Becket, fils d’un riche habitant de Londres, nommé Gilbert, était d’origine normande, et l’on ne trouve, dans les historiens contemporains, aucun mot qui fasse supposer que la haine de ses puissants ennemis ou l’enthousiasme de ses partisans eût d’autre fondement que sa fidélité à ses principes jusqu’à la mort.

P. 437.

Et Bonnechose de renvoyer en note aux travaux de John Allen Giles, qui a édité les lettres de Becket dès 1845.

Le rôle de Renan et l’édition de 1859

Ernest Renan faisait alors partie de ces jeunes gens qui fréquentaient Augustin Thierry. Celui-ci le sollicite régulièrement pour des recherches, comme en témoigne la correspondance, qui commence en 1849[3]Conservée aux Archives municipales de Blois.. C’est le cas pour l’affaire Becket.

Renan répond à Thierry, et lui confirme l’origine normande de Thomas Becket, qu’il ose même franciser en Béquet:

Lettre d’Ernest Renan à Thierry, Archives municipales de Blois, CH AT XI

Renan valide la thèse de Bonnechose, qui connaît les travaux de Giles, tout en minimisant la portée de cette découverte. Mais pour Thierry, c’est évidemment la remise en question d’un pan de son oeuvre. Aussi entend-il, dans la nouvelle édition qu’il prépare pour les oeuvres complètes chez Furne, amender son analyse. Et c’est à Renan qu’il demande de lui suggérer des corrections. On voit, par cet exemple concret, ce que pouvait être le travail d’un secrétaire et sa contribution, sinon collaboration, au travail de l’historien aveugle. C’est ce que détaille la note explicative en tête de l’édition de 1859 (trois ans après le décès de Thierry) de l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands:

Renan est bien ce « savant ami » qui a aidé Thierry : comme le signale la note, rien n’assure que ces corrections aient été validées. Les difficultés d’une auctorialité posthume sont ici redoublées en raison de la cécité de l’historien.

Toujours est-il que ces propositions de corrections existent, et qu’elles sont même intégrées dans la Bibliographie des oeuvres d’Ernest Renan sous le numéro 225 :

Et voici le début des propositions de Renan pour amender le texte de Thierry, exercice délicat puisqu’il s’agit de saper le fondement théorique de l’ouvrage sans pour autant l’invalider entièrement:

Notes

Notes
1 Sur cette figure dans l’historiographie romantique, voir Paule Petitier, « Herméneutique du personnage historique : la figure de Thomas Becket chez Augustin Thierry et chez Michelet », in A. Déruelle & Y. Potin (dir.), Augustin Thierry. L’histoire pour mémoire, PUR, 2018, p. 95-108.
2 Critique et réfutations. M. Augustin Thierry, Paris, Bibliothèque nouvelle, 1851.
3 Conservée aux Archives municipales de Blois.