Le Haut Moyen Âge d’Augustin Thierry
Quand Augustin Thierry publie la première de ses scènes du sixième siècle dans la Revue des Deux Mondes en 1833, le récit est précédé par une introduction dans laquelle l’auteur explique les raisons du choix de cette période historique :
C’est une assertion, pour ainsi dire, proverbiale, qu’aucune période de notre histoire n’égale en confusion et en aridité la période mérovingienne… il y a, selon moi, dans ce dédain, plus de paresse que de réflexion ; et si l’histoire des Mérovingiens est un peu difficile à débrouiller, elle n’est point aride. Au contraire, elle abonde en faits singuliers, en personnages originaux, en incidens dramatiques tellement variés, que le seul embarras qu’on éprouve est celui de mettre en ordre un si grand nombre de détails.
Après quelques lignes, Thierry commente sa source principale, les Dix livres d’histoire de Grégoire de Tours, et ajoutait :
C’est comme une galerie mal ordonnée de tableaux et de figures en relief, ce sont de vieux chants nationaux, rangés presque au hasard, écourtés, se suivant sans liaison, mais dont une main habile pourrait composer un grand poème. En un mot, je crois qu’il y aurait à faire, sur Grégoire de Tours et sur ses contemporains, un beau travail d’art en même temps que de science historique.
Unir l’art à la science pour offrir une vue du sixième siècle en Gaule, le but de l’historien est ouvertement déclaré. Et pourtant, la représentation du haut moyen âge construit à travers les Récits des Temps Mérovingiens a, tout d’abord, une vocation politique. Le modèle narratif adopté par Thierry s’apparente en effet au récit romanesque, révélant ainsi l’intention d’atteindre un public beaucoup plus large que celui des érudits, tout en ne pas renonçant à une minutieuse recherche historique qui précède le passage à l’écrit. Augustin Thierry a pour objectif l’écriture d’une Nouvelle Histoire de France dont l’ambition était d’embrasser la nation tout entière et ainsi de remplacer les vulgates historiques du XVIIème et du XVIIIème siècles qui ne se concentraient que sur les dynasties régnantes et l’aristocratie.
Qui plus est, ces histoires de France étaient pour la plupart des réécritures de chroniques modernes, mais elles ne se fondaient pas sur une lecture directe des sources médiévales. Leurs modes narratifs et leurs méthodologies étaient donc, aux yeux d’Augustin Thierry, de graves défauts à corriger par la divulgation d’une nouvelle historiographie dont l’art et la science auraient assuré la popularité.
Une nouvelle histoire de France doit être écrite, d’après Augustin Thierry, à partir d’une étude attentive des sources, ce qui pour les Récits des Temps Mérovingiens signifie une lecture des chroniques du haut moyen âge. Pour la période mérovingienne, les sources étaient, et sont encore aujourd’hui, peu nombreuses : Grégoire de Tours et ses Dix livres d’histoire constituent le fil narratif des Récits qui est ensuite enrichi à l’aide des poèmes de Venance Fortunat et d’autres travaux historiques tels que la Chronique de Frédégaire, le Liber Historiae Francorum composé au VIIIème siècle et le Gesta Francorum écrit par Aimoin de Fleury au tournant de l’an Mil. Parmi les sources d’Augustin Thierry, on retrouve aussi des recueils de lois comme la Lex Salica et la Lex Ripuaria ainsi que de formulaires (par exemple le formulaire de Marculfe), des récits hagiographiques (entre autres la Vita Radegundis de Venance Fortunat, la Vita sancti Remigii d’Hincmar de Reims) et des lettres (Venance Fortunat, Germain de Paris, Sidoine Apollinaire et le Pape Grégoire le Grand).
Il s’agit d’un ensemble de textes variés qui appartiennent à des différents genres (historiographie, poésie, épistolographie, hagiographie, etc.), mais Augustin Thierry leur accorde le même traitement en les considérant comme des documents dignes de foi, parce qu’écrits peu après les événements relatés. Si la grande variété des documents utilisés par Augustin Thierry peut frapper le lecteur, il faut toutefois souligner que ces textes étaient convenablement accessibles dans trois des tomes des Rerum Gallicarum et Francicarum Scriptores publiés au XVIIIème siècle par le mauriste Dom Bouquet : même les auteurs plus extravagants utilisés par Thierry, comme par exemple les historiographes grecs Agathias, Procope et Ménandre, pouvaient être aisément lus et cités à partir de cette monumentale collection moderne.
Si, d’un côté, Augustin Thierry plaide pour une histoire fondée sur la lecture des chroniques et des documents médiévaux, d’autre part l’accès à ces textes se faisait encore par le filtre des éditions et des commentaires modernes. Adrien de Valois, historiographe de Louis XIV et auteur de l’imposante collection des premiers monuments de la monarchie française connue sous le titre de Gesta Francorum, était apprécié par Thierry pour l’analyse des documents médiévaux, mais critiqué pour le manque de vie et de couleur de sa narration : les traits barbares des conquérants francs, leur rudesse de manières et de langage disparaissaient sous sa rédaction et cela était, d’après Augustin Thierry, une conséquence de l’absence d’engagement et de passion politique.
Avec un long ouvrage qui ne flattait aucune passion politique, aucune opinion de classe ni de parti, et dont la forme était celle d’une glose sur des textes absents, l’historien de la dynastie mérovingienne avait peu de chances de faire une vive impression sur le public contemporain (Augustin Thierry, Considérations sur l’histoire de France, réédition Furne des RTM publiée en 1856, chapitre 1).
Augustin Thierry avait donc décidé d’accorder pleine crédibilité aux textes médiévaux (en incluant les récits hagiographiques, et ce malgré l’esprit anticlérical de son temps) et de se fier à l’exactitude des éditions et des commentaires modernes. Cependant, ces sources étaient mises au service d’une représentation de la période mérovingienne décidément orientée du point de vue idéologique et politique.
La mise en scène de ses Récits des Temps Mérovingiens était en effet guidée par un principe prédéterminé qu’il est nécessaire de garder à l’esprit pour comprendre les stratégies narratives et les choix méthodologiques de l’historien. A ses yeux, l’histoire des temps mérovingiens est l’histoire de la lutte de deux civilisations (deux races si l’on utilise le vocabulaire du XIXème siècle) : d’un côté se rangeait le peuple civilisé des Gallo-romains, de l’autre les Franks barbares. La confrontation entre les Gallo-romains et les Franks est construite de manière dramatique grâce à la matière offerte par Grégoire de Tours, mais elle repose aussi sur des choix de méthode appliqués systématiquement dans les Récits et maintenus à travers les cinq rééditions publiées du vivant de l’auteur. Le choc entre les deux civilisations est construit tout d’abord par l’onomastique : l’orthographe des noms francs est corrigée pour leur redonner une apparence et un son manifestement germanique qui étaient étrangères aux yeux et aux oreilles des lecteurs français. Il s’agit d’une démarche idéologique et programmatique que Thierry avait déjà préconisée dans ses Lettres sur l’Histoire de France publiées dans les années 1820, dans lesquelles il plaidait pour une réforme orthographique permettant de restituer le son original et l’étymologie véritable des noms francs :
Je me mis à suivre ce projet avec zèle et ténacité, feuilletant les glossaires, comparant ensemble les différentes orthographes, tâchant de retrouver le son primitif et la véritable signification des noms franks (Augustin Thierry, Lettres sur l’histoire de France, Notes pour la 2ème édition, 1829).
Clovis devient ainsi Chlodowig, Chilpéric est désormais Hilderik, Mérovée Merowig, Louis Hlodowig ou Lodewig, Charles s’écrit Karle et ainsi de suite. A nos yeux, ces modifications peuvent paraître anodines, mais elles déclenchèrent un vif débat parmi les hommes de lettres du XIXème siècle. Thierry se trouva à devoir défendre son choix, ce qu’il fit obstinément, mais sa réforme orthographique ne fut pas adoptée par la communauté scientifique comme il l’avait espéré. Dans un article corrosif publié en 1841 dans la Revue de Paris, le romancier et érudit Charles Nodier l’accusa ouvertement de « bigarrer son style d’horribles noms ostrogoths » qui n’étaient adaptés ni à l’alphabet ni à la prononciation de la langue française. À ces accusations, Augustin Thierry répondit que les raisons de son choix n’étaient ni stylistiques ni entièrement philologiques, puisqu’elles étaient la conséquence d’une décision réfléchie qui avait pour objectif de dévoiler aux lecteurs la vérité dissimulée derrière la francisation des noms francs. Cette vérité consistait dans l’altérité irréconciliable des Franks que l’auteur des Récits avait l’ambition de faire pleinement ressortir à travers ses narrations :
Je me suis dévoué à la tâche de faire saillir la vérité historique sur tous les points, dans le fond et la forme, l’esprit et la lettre, la peinture des mœurs et la physionomie des noms (Augustin Thierry, Réponse à la diatribe du docteur Neophobus, dans la Revue de Paris, 1842).
L’importance accordée à l’orthographe des noms francs émerge clairement de la lecture des brouillons, des notes et des travaux préparatoires réunis dans les archives de la famille Thierry aujourd’hui conservées à Blois aux Archives Départementales de Loir-et-Cher. Trois cahiers contiennent les notes et les brouillons de la réponse adressée à Charles Nodier parue dans la Revue de Paris en 1842 : ces cahiers montrent, de manière éloquente, la recherche minutieuse menée par Augustin Thierry et ses collaborateurs et ils illustrent les raisons de ses choix méthodologiques et stylistiques. Déclarations de méthode et étude des textes se côtoient dans ces pages : plusieurs listes de noms francs ont été collationnées à partir des sources médiévales et des œuvres historiographiques modernes et étaient ensuite transcrites dans les cahiers par les collaborateurs de l’historien. Le nombre de pages remplies de listes de noms illustre éloquemment l’intérêt, presque l’obsession, d’Augustin Thierry pour l’onomastique.
Il lit un ensemble considérable de textes pour rédiger une seule note de bas de page dans sa réponse à Nodier afin de montrer les variations et les inconsistances dans l’orthographe utilisé par les historiens modernes plus réputés (Mézeray, Cordemoy, Hainaut, Velly, Anquetil, Sismondi).
Même les œuvres des historiographes grecs du VIème siècle ont été dépouillées à la recherche de noms francs, qui ont aussi été dûment annotés dans les cahiers de notes.
Par la restitution du son original et par la correction de l’orthographe, Thierry entend révéler et dévoiler aux lecteurs l’étymologie des noms francs et leur montrer que les mêmes racines étaient présentes dans des noms différents, ce qui était caché par leur francisation : sa réforme orthographique permettrait ainsi de montrer que Hilde-rik et Rik-hilde étaient construits à partir des mêmes racines, ce qui n’est pas détectable si l’orthographe traditionnelle (Chilpéric et Richilde) est préférée.
Une liste de règles pour la transcription des noms francs avait déjà été ajoutée à la réédition des Lettres sur l’Histoire de France publiée en 1829, mais Augustin Thierry n’est pas uniquement intéressé à la science pour la science. Elle est aussi mise au service de son projet politique et idéologique.
Une des conséquences de cette subordination de la science historique à une idéologie politique se traduit dans l’application de la réforme orthographique uniquement aux noms des premières deux races dans l’histoire de France, c’est-à-dire les Mérovingiens et les Carolingiens. Ce choix révèle l’approche prédéterminée d’Augustin Thierry à l’histoire médiévale. Les rois capétiens (la troisième race d’après les œuvres de l’historien) sont en effet considérés comme le vrai point de départ de l’histoire nationale. La paraphrase d’un passage célèbre tiré d’une lettre de Gerbert d’Aurillac décrivant la transition des Carolingiens au Capétiens illustre éloquemment le traitement idéologique réservé aux noms des rois médiévaux :
Le sentiment instinctif de l’indépendance nationale, profondément enraciné dans le cœur des Gallo-Franks, ne pouvait faire une longue trêve avec cette famille condamnée d’avance, et dont la ruine était inévitable… Lod-her n’est roi que de nom, écrivait, dans une de ses lettres, l’un des personnages les plus distingués du dixième siècle; Hugues n’en porte pas le titre, mais il l’est en fait et en œuvres (Augustin Thierry, Lettres sur l’Histoire de France, Lettre XIV, première édition, 1827) [1]Cf. citation latine originale : Lotharius rex Francie prelatus est solo nomine, Hugo vero non nomine, sed actu et opere. (Gerbert d’Aurillac, Letter 48) .
Les noms de derniers Carolingiens (Lod-her, Lod-wig) portent la marque de leur origine germanique, qui est aussi un signe de leur nation barbare et leur pouvoir illégitime, tandis que les rois de la troisième race, en commençant par Eudes († 898) auquel Augustin Thierry reconnaît le titre de roi de France, conservent leurs noms français. L’historien construit ainsi de manière méthodique l’altérité des Francs en appliquant une stratégie bien connue : l’aspect, les coutumes et la langue du peuple qu’on cherche à discréditer sont rendus étrangers aux lecteurs.
Dans les Archives Départementales à Blois sont aussi conservées les épreuves de sa dernière révision des Récits des Temps Mérovingiens publiée l’année de sa mort, en 1856. Pour la sixième réédition, Augustin Thierry décide d’ajouter une note en bas de page au début de son premier récit, dans laquelle il défend et justife l’utilisation de l’orthographe germanique comme un élément essentiel de la véracité de sa narration visant à créer un contraste entre les hommes de deux races différentes.
La surprise du lecteur devant l’orthographe inhabituelle des noms francs est donc un effet recherché avec une fonction précise, celle de souligner les distinctions que l’auteur a préalablement décidé de faire ressortir. C’est ainsi que, dans les Récits des Temps Mérovingiens, la forme latine des noms est utilisée pour les Gallo-romains, par exemple le duc Lupus ou l’évêque Salvius d’Albi. D’autre part, le traitement idéologique de l’onomastique est illustré clairement par le choix de maintenir le français pour l’orthographe de saint Martin (qui était pourtant originaire de la Pannonie, et n’était donc pas un Gallo-romain) et de Grégoire de Tours, ce dernier incarnant le seul personnage vraiment positif des Récits et donc le seul dont le nom mérite d’être prononcé en français [2]A ce propos voir Bruno Dumézil, La question de la romanité et de la germanité d’après Augustin Thierry, dans A. Déruelle et Y. Potin (dir.), Augustin Thierry. L’histoire pour … Continue reading. En demandant à son public de lire Chlodowig et Hilderik à la place de Clovis et Chilpéric, Augustin Thierry crée une distance qui sert un projet idéologique qu’il ne cessa pas de défendre et d’intégrer dans ses œuvres jusqu’au dernier souffle.
Mais la réforme orthographique proposée par Augustin Thierry ne fit pas consensus chez les érudits de son temps, de même que le lien établi par l’historien entre onomastique et ethnicité (un aspect encore aujourd’hui débattu par les chercheurs) fut l’objet de vives critiques, comme l’on peut déduire d’une autre note en bas de page ajoutée au quatrième Récit dans la troisième édition publiée en 1842, c’est-à-dire la même année que la réponse à Charles Nodier. Dans la représentation des temps mérovingiens dessinée par Augustin Thierry, un nom germanique est infailliblement un signe d’ethnicité franque, tandis qu’un nom grec ou latin signale une identité gallo-romaine : malgré les quelques exceptions admises, l’historien s’en tient à ce principe et n’hésite pas à déclarer que s’il n’est pas possible d’identifier un Franc par son nom germanique et un Gaulois par son nom romain, alors toute histoire des temps mérovingiens est impossible.
Malgré les déclarations de méthode de l’auteur, on voit donc clairement à quel point ses choix scientifiques sont orientés par sa vision idéologique. Augustin Thierry ne niait pas qu’il concevait l’art et la science comme des domaines au service d’un projet politique et cette hiérarchie qui ressort pleinement dans ses œuvres contribua au succès des Récits des Temps Mérovingiens, dont l’influence sur l’imaginaire collectif a été considérable. Cela fut facilité par l’intégration d’un apparat iconographique qui traduisait la narration en images, une décision qu’Augustin Thierry avait déjà prise de son vivant. Dans la correspondance de l’ami de l’historien, le peintre Ary Scheffer, aujourd’hui conservée à la Bibliothèque de l’Arsenal, on retrouve en effet une lettre dans laquelle les costumes des rois et des reines francs sont décrits pour servir d’inspiration à l’illustration des Récits des Temps Mérovingiens.
Ces portraits ne virent jamais le jour, mais trente ans après la mort d’Augustin Thierry, son œuvre trouva en Jean-Paul Laurens un interprète talentueux et inspiré.
Grace à l’art de ce peintre, les Mérovingiens qui animaient les récits furent convertis en images dont l’influence sur une certaine idée du haut moyen âge, époque barbare et obscure, est encore observable aujourd’hui malgré les nombreux efforts de correction des historiens médiévistes.
La déconstruction du haut moyen âge raconté par Augustin Thierry à travers l’étude de son idéologie politique, son approche scientifique et sa méthodologie de recherche nous permet toutefois de replacer l’historien dans l’esprit de son temps et de mieux comprendre les raisons du succès et de la popularité de ses œuvres. Cela nous montre bien, si besoin il en avait, à quel point la narration du passé est elle-même un produit de l’histoire dont l’étude génétique demeure une étape indispensable de la recherche.
Notes
↑1 | Cf. citation latine originale : Lotharius rex Francie prelatus est solo nomine, Hugo vero non nomine, sed actu et opere. (Gerbert d’Aurillac, Letter 48) |
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↑2 | A ce propos voir Bruno Dumézil, La question de la romanité et de la germanité d’après Augustin Thierry, dans A. Déruelle et Y. Potin (dir.), Augustin Thierry. L’histoire pour mémoire, Rennes, 2018, pp. 123-135 |