Les Cahiers de la Chambre et les défis de leur représentation en TEI
Dans les Archives Départementales de Loir-et-Cher sont conservés trente cahiers ayant appartenu au grand historien blésois Augustin Thierry. Ces cahiers sont aujourd’hui classés dans les deux séries F 1576 et 1577 et ont été intégralement numérisés dans le cadre du projet ArchAT, ce qui permet désormais de les visionner dans la BVMM, collection virtuelle créée et maintenue par l’IRHT.
Ces objets manuscrits sont sans doute l’un des objets les plus intrigants des archives de la famille Thierry, un reflet du travail intellectuel et de la vie quotidienne tant d’Augustin Thierry que des personnes qui l’entouraient.
Conçus pour réunir différentes typologies de textes et d’informations, les cahiers contiennent des extraits des sources, des brouillons de lettres, des corrections d’œuvre, des notes de lecture, ainsi que des rappels d’agenda, des notes de frais et d’autres annotations issues de la vie quotidienne de la maison Thierry.
Les Cahiers de la Chambre sont des objets hétérogènes du point de vue codicologique : on y trouve des feuillets collés sur la page ou insérés entre les pages et d’autres documents divers susceptibles d’intéresser Augustin Thierry. La lecture de ces Cahiers par le petit-neveu d’Augustin, Augustin Augustin-Thierry, est parfois révélée par l’insertion d’un feuillet avec la liste annotée des différentes pièces contenues dans le Cahier.
L’étude paléographique des cahiers est tout aussi complexe, puisque plusieurs mains différentes ont tenu la plume et écrit tour à tour. Parmi les scribes qui couchaient à l’écrit les paroles d’Augustin Thierry, recopiaient des textes et enregistraient des informations diverses, il est possible d’identifier certains de ses collaborateurs plus étroits (sa femme, ses secrétaires), mais de nombreuses mains nous sont encore inconnues.
Comme tout autre document manuscrit, les Cahiers sont un défi pour le chercheur qui doit déchiffrer un texte souvent corrigé, cancellé, annoté et parfois même illisible.
La complexité des Cahiers de la Chambre peut être représentée en TEI, mais son encodage peut vite devenir un travail très long et très coûteux en énergie. Dans le cadre d’un projet se déroulant sur deux ans, le chercheur fait donc face à un choix difficile : trouver le juste milieu entre une description analytique de l’objet à représenter et une représentation de ses éléments essentiels.
Prenons deux exemples : on observe souvent dans les Cahiers des couches d’écriture superposées. La représentation en TEI peut se contenter d’indiquer qu’on observe dans cette page une écriture superposée, dont on donne le texte, ou elle peut décrire exactement la zone occupée par cette écriture à l’aide des cordonnées de la page et des balises spécifiques (notamment grâce à l’outil TEI-Zoner de la TEI Critical Apparatus Toolbox).
Les scribes au travail dans les cahiers utilisent des instruments d’écriture variés (plume, crayon papier, crayon bleu), ce qui est parfois un élément utile pour l’identification de la personne qui tenait la plume : Augustin Augustin-Thierry utilisait par exemple le crayon papier et le crayon bleu pour souligner et annoter le texte ainsi que pour identifier chaque cahier avec une lettre (voir image ci-dessus). L’encodage des informations relatives aux instruments d’écriture (attribut @medium à l’intérieur de la balise <handShift>) est donc nécessaire dans le cadre de l’objet Cahier, qui peut être représenté en TEI à l’aide du module Transcr pensé pour la représentation des sources primaires.
Si les Cahiers sont des objets complexes, le langage TEI-XML offre une palette de balises très riche (plus de 500) qui permet de décrire et de représenter les textes qu’ils contiennent et leur présentation dans la page en tenant compte de chaque détail paléographique et codicologique. Toutefois, tout initié à la TEI sait qu’il est fortement déconseillé d’utiliser une modélisation qui englobe la totalité des balises [1]A ce propos voir L. Burnard, Personnaliser la TEI , dans: Qu’est-ce que la Text Encoding Initiative ? [online]. Marseille: OpenEdition Press, 2015 (generated 27 mars 2019). Available on the … Continue reading . Chaque projet engagé dans les humanités numériques et utilisant la TEI doit donc procéder à une modification du modèle générique (TEI-All) pour obtenir une version personnalisée et adaptée aux propriétés des objets à représenter et aux questions posées par les chercheurs aux sources qu’ils s’apprêtent à encoder. Le schéma obtenu par cette opération de personnalisation offre une sélection d’éléments à utiliser pour encoder le texte et constitue une sorte de cadre et de grammaire qui guide la structuration et l’élaboration du document TEI. La création du schéma TEI doit donc s’appuyer sur une parfaite connaissance et une maîtrise de l’objet à représenter, sur une identification et une compréhension préalables de ses aspects essentiels, ainsi que sur leur conceptualisation en vue de l’encodage TEI. ArchAT a donc procédé à la création de son propre schéma grâce à l’aide précieuse d’Emmanuelle Kuhry, ingénieure de recherche à l’IRHT.
Puisque l’élaboration d’un document TEI présuppose une conceptualisation de l’objet à représenter, il est nécessaire que les principes de l’identification et de la description du contenu des Cahiers soient établis préalablement.
La définition des différentes typologies de texte et d’interventions sur la page impose au chercheur des choix qui sont tant herméneutiques que sémiologiques. On observe souvent dans les cahiers un trait vertical ou des traits diagonaux tracés par-dessus un paragraphe pour indiquer que ce texte a été traité : s’il s’agit d’une correction d’œuvre, nous pouvons imaginer qu’elle a été prise en compte et effectuée sur le texte à corriger en dehors des cahiers (par exemple dans des épreuves révisées pour la préparation d’une nouvelle édition de l’œuvre en question) ; dans le cas d’un brouillon de lettre, nous pouvons penser que la lettre correspondante a été écrite et probablement envoyée, et ainsi de suite.
Ces traits ont donc une fonction spécifique qui est maintenue à travers la série des trente cahiers : puisque ils ne font pas partie du texte, ils ne sont pas des glyphes ou des signes anodins sur la page, l’éditeur du document TEI peut choisir l’élément <metamark> (signes ayant une fonction en relation avec le contenu du document auquel ils sont liés), qui se révèle plus adapté que les balises <g> (glyphes et caractères non standard) ou <figure> (illustration, figure). Dans certains cas, le paragraphe barré par un ou plusieurs traits présente aussi un ou deux traits en marge ou encore des croix, signes dont la fonction est, par contre, plus difficile à cerner.
L’encodage de l’information fournie par ces signes marginaux, à l’aide de la balise <metamark> et de ses attributs (notamment @function), se révèle en effet moins efficace, une sorte d’élément vide, en l’absence d’une compréhension en amont de la fonction de chaque signe tracé sur la page.
Une décision préalable s’impose aussi pour la représentation TEI des transcriptions de poèmes qu’on retrouve dans les cahiers de notes. L’extrait du Roman de Rou en anglo-normand copié dans le cahier F 1577 08 doit-il être traité en tant que composition poétique à l’aide du module TEI Verse ou plutôt comme une citation bibliographique ? Le module TEI Verse a en effet été pensé pour la poésie et permet de décrire la typologie des strophes et des vers ainsi que d’identifier la structure métrique et rythmique du texte. Cependant, la TEI prévoit la balise <cit> englobant <quote> et <bibl> pour l’encodage des citations et leurs renvois bibliographiques, ce qui peut être considéré suffisant du moment qu’on traite les vers du Roman de Rou copiés sur cette page comme un simple extrait de source à côté de beaucoup d’autres citations contenues dans les cahiers de la chambre. L’utilisation du module TEI Verse n’est donc pas essentielle dans le cadre du projet ArchAT et peut être exclue du schéma créé pour l’encodage des Cahiers.
Ces deux exemples illustrent l’effort de conceptualisation et de systématisation d’un objet complexe et hétérogène comme les Cahiers de la Chambre en vue de sa représentation en TEI. Même une page facile à lire, présentant un texte court avec une mise en page assez simple, peut devenir un document TEI très complexe à élaborer et écrire si l’on veut encoder chaque élément textuel et procéder à l’interprétation de son apparence sur la page et de sa fonction.
La représentation TEI des Cahiers de la Chambre, l’un des objectifs d’ArchAT, s’avère ainsi un instrument exégétique et herméneutique dont l’utilisation permet une meilleure compréhension de ces objets manuscrits. Nous obligeant à prendre en compte chaque signe et aspect matériel de la page, ainsi qu’à nous interroger sur leur fonction, l’encodage TEI des Cahiers nous soumet des défis dont la solution nous dévoile, un pas après l’autre, le fonctionnement fascinant de l’atelier d’écriture et de travail animé par Augustin Thierry.
Notes
↑1 | A ce propos voir L. Burnard, Personnaliser la TEI , dans: Qu’est-ce que la Text Encoding Initiative ? [online]. Marseille: OpenEdition Press, 2015 (generated 27 mars 2019). Available on the Internet: <http://books.openedition.org/oep/1304>. ISBN: 9782821855816. DOI: 10.4000/books.oep.1304 . |
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