Archives Thierry, entre collections publiques et fonds privés
Le legs archivistique d’Augustin Thierry, mort sans descendants directs en 1856 à Paris, s’est établi à travers un double filtre de transmission, institutionnel d’une part, et familial de l’autre. Le premier filtre relève de la sphère des archives publiques, au sens juridique du terme, c’est à dire que ce corpus a suivi la voie du versement de papiers d’administration scientifique, par le prisme de la bibliothèque et des archives du Comité des Travaux historiques et scientifiques. Cet ensemble est en effet le produit de la vaste entreprise de collecte documentaire et de copies de documents d’archives originaux (d’époque médiévale et moderne), connue sous le nom de « commission des Monument inédits du Tiers-Etat » ou « commission Thierry », active entre 1835 et 1870, donc au-delà de la mort de son historien éponyme[1]Sur l’histoire de la commission, nous nous permettons de renvoyer à Yann Potin, « Genèse d’une illusion perdue : les “Monuments inédits du Tiers Etat”, entre mécénat et “centre … Continue reading. La dimension impersonnelle de cette masse de papiers est en stricte cohérence avec une œuvre fondamentalement dictée, par un auteur aveugle et paralysé durant trois décennies, sur les quarante-deux années de sa vie active d’écrivain-historien. Ce premier ensemble est assurément le mieux connu, à défaut cependant d’avoir fait l’objet de mises en valeur systématiques, qu’il s’agisse de réutilisation érudite positive ou de dépouillement à visée historiographique[2]L’appel à « revisiter » et à réutiliser ces copies, lancé en 1944 par Robert-Henri Bautier, n’a semble-t-il jamais véritablement été entendu. Voir Robert-Henri Bautier, « Le recueil … Continue reading.
Ce massif échoué sur les rayonnages du patrimoine écrit national est composé de deux sous-ensembles, une collection d’une part, et un fonds d’archives de l’autre, partagés entre Bibliothèque et Archives nationales. La Bibliothèque nationale de France conserve en effet depuis 1875 les principales copies et extraits réalisés sous la direction d’Augustin Thierry entre 1836 et 1848 dans les divers dépôts d’archives et de bibliothèque de France et de Belgique [3]BnF, ms. Nouv. Acq. Fr. 3375-3429 et 34 22-3477, Nouv. Acq. Fr. 6359 et Nouv. Acq. Fr. 22 225-22 233 et 22 845-22 846. Une copie d’une grande partie de ces quelque 40 000 fiches a été … Continue reading. Ces copies étaient originellement conservées avec les papiers organiques de la commission, relevant, par le biais du Comité des Travaux historiques, de la Division des Sciences et Lettres du Ministère de l’Instruction publique, et contenant des correspondances de la commission échangées avec ses principaux relais « provinciaux » savants et érudits. Ce fonds, amputé donc de sa melior pars documentaire au profit de la Bibliothèque nationale, fut versé en même temps aux Archives nationales, en 1875-1876, et classé au sein de la sous-série F17[4]Archives nationales, F173264-3266. Voir ci-dessous l’origine mixte de ces dossiers de gestion de la commission des « Monuments inédits du Tiers-Etat »..
Si le second filtre de transmission, privée et familiale, nous occupe ici principalement ici, sa logique et son rythme de constitution est exactement inverse et symétrique à ce premier ensemble, ne serait-ce que par la complexité et la dispersion interne d’un fonds de famille, mêlant papiers littéraires, savants et de gestion familiale traditionnelle sur trois générations. Le département du Loir-et-Cher et la ville Blois se trouvent être les principaux héritiers de ce patrimoine documentaire, même si certaines institutions peuvent se trouver, ici ou là, dépositaires de quelques fragments. C’est le cas de la bibliothèque de Milan, qui conserve les lettres de la princesse Belgiojoso à Augustin Thierry, vendus par son petit-neveu peu avant sa mort, en 1953-1954, ou encore de la bibliothèque de l’Institut de France, qui a pu recueillir dès 1933 quelques manuscrits d’Amédée Thierry, donnés par Louis de Goy[5]Bibliothèque de l’Institut, ms. 4838-4842. La chaîne de transmission de ces manuscrits reste à élucider.. On ne compte ainsi pas moins de trois fonds et sous-fonds liés à Augustin Thierry et sa famille, soit respectivement et dans leur ordre chronologique de donation : les Archives départementales (1958 et 1969), les Archives municipales (1996) et le Musée des Beaux-Arts (1996)[6]Voir la notice introductive et synthétique de l’inventaire en ligne d’Alain Guerrier du fonds municipal. Il s’agit respectivement, aux Archives départementales du Loir-et-Cher des cotes F 1575-1579 et F 1938-1948 du fonds de la famille Augustin-Thierry et des cotes 15 z 1-5 d’un fonds analogue aux archives municipales de Blois. Les correspondances reçues et conservées au Château de Blois ne sont pas cotées. On peut adjoindre à ces trois principaux « fonds », les manuscrits 814 et 815 de la bibliothèque municipale Abbé Grégoire, soit une série de 34 lettres envoyées par Augustin et Amédée Thierry à des amis – Louis de La Saussaye[7]Louis de La Saussaye (1801-1878), collectionneur et érudit blésois, proche ami des frères Thierry, était propriétaire du château de Troussay et fonda en 1835 la Revue de numismatique … Continue reading et Jean Wallon [8]Jean Wallon (1821-1882) est un philosophe et théologien catholique, proche de Charles de Montalembert et du Père Gratry, qui convaincra Thierry d’opérer un retour à la foi catholique.. Elles furent acquises par la bibliothèque municipale de Blois au lendemain du bicentenaire de la naissance de l’historien, en 1996. Le fonds du Musée des Beaux-Arts, dernier en date à avoir intégré le patrimoine écrit de la ville de Blois, est composé pour l’essentiel de lettres autographes de personnages considérés comme « célèbres », adressées à Augustin, mais aussi à son frère Amédée ou à son fils Gilbert-Augustin. On verra plus loin que cet dernier et récent dépôt peut être considéré comme un fil rouge, voire une monnaie d’échange, commandant la constitution des fonds successifs entre 1956 et 1996.
Ces quatre ensembles sont concernés par la numérisation réalisée par le projet ArchAT avec l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (IRHT), en vue de former un vaste corpus archivistique de nature d’autant plus complexe, sinon hybride, qu’il associe des papiers triés successivement durant quatre générations à des correspondances passives et actives plus ou moins éparses et collectées bien entendu a posteriori. Il est donc tout à fait impossible de distinguer les papiers d’Augustin de ceux de son frère, Amédée, voire de ses neveux et petits-neveux, Gilbert-Augustin et Augustin Augustin-Thierry[9]Sur cette question, voir Aude Déruelle et Yann Potin, « La mémoire littéraire des Augustin-Thierry : une famille de papiers (1856-2007) », Archives familiales des … Continue reading.
Comment peut-on tenter de reconstituer la logique de constitution de cet ensemble autant fragmentaire que lacunaire ? Il faut bien sûr rendre à Amédée le rôle absolument déterminant qu’il a pu jouer dans la constitution des papiers de son frère avant même son décès. Cette évidence doit être prise au sérieux : du fait même de la cécité d’Augustin, toute forme de « mise en archives » le concernant repose sur une délégation, dont son frère d’abord, qui lui donne refuge avant son mariage, sa femme puis ses secrétaires, sont les principaux responsables. Il nous faut revenir au préalable sur les facteurs qui pèsent et conditionnent la constitution de papiers d’historien ou d’écrivain au milieu du XIXe siècle. L’accumulation comme le tri des archives s’établissent par nécessité dans la durée, en deçà et par-delà le décès de leur producteur, mais surtout dépendent étroitement en effet de la mutation des représentations et des pratiques qui commandent la fabrique de la valeur – littéraire, mémorielle et savante – de ces mêmes archives en devenir. Ainsi, la période qui court de la mort Thierry en 1856 aux premiers classements dans des institutions publiques en 1875 est caractérisée par la coexistence d’un double régime de patrimonialisation et de mise en archives : le premier relève de la tradition des papiers d’érudits, hérité de l’âge classique, le second anticipe peu à peu l’émergence, largement postérieure car appartenant à la religion littéraire du siècle suivant, d’une monumentalisation des traces scripturaires personnelles de « l’auteur ». À ce chassé-croisé dans la conception de ce qui peut ou non faire et valoir « archives » doit être ajoutée une concurrence, tout à fait signifiante entre lieux de conservation et d’accès possible, qu’il s’agisse de collections de bibliothèques ou de services d’archives.
Papiers d’érudit ou manuscrits d’auteur ?
Les papiers d’un aveugle sont, par principe, évanescents, ou plutôt dispersés et affectés par la logique même d’une écriture déléguée. Les traces scripturaires se trouvent ainsi paradoxalement démultipliées et rendues en partie anonymes. On ne peut donc appliquer à Augustin Thierry une quelconque logique d’accumulation autographe, terreau d’une approche génétique des textes, et ce d’autant que son parcours d’aveugle et de paralytique le conduisit à être transporté entre Carqueiranne, Vesoul et Paris, où il a déménagé jusqu’à sa mort à trois reprises, entre 1835 et 1856. Par ailleurs, Augustin Thierry appartient à une génération de scripteurs où l’idée de conserver soi-même brouillons et manuscrits des textes édités n’a pas lieu d’être, a fortiori avant 1825, date à laquelle il pénètre dans un monde invisible. Mais Augustin Thierry n’a jamais été seulement un écrivain, il est aussi un érudit à sa manière, accumulant notes et copies. Et ce avec d’autant plus de nécessité que son activité d’historien fut fondamentalement collective, sous la forme d’un genre d’atelier historiographique, mis en œuvre dès le début des années 1830, et officialisé par ladite commission des Monument inédits.
Il existe alors une véritable tradition de conservation et de transmission de « papiers d’érudits », héritée des premiers ateliers de production érudite de l’époque humaniste. La copie, l’extraction, y compris à partir de livres publiés, sont suffisamment coûteux pour que les savants conservent précieusement de tels matériaux, dont on estime, avec une certaine illusion pratique, qu’ils seront ou seraient forcément réutilisables par d’autres. Au début du XIXe siècle, à partir de l’héritage constitué au siècle précédent par les papiers des bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur ou du Cabinet des chartes de Jacob-Nicolas Moreau, la Bibliothèque nationale (ou royale), comme la bibliothèque de l’Institut, mais aussi la Bibliothèque Mazarine dans la seconde moitié du siècle (en tant que siège de coordination des sociétés savantes), entendent ainsi constituer autant de centres d’accumulation de ce qui ne se nomme pas encore « documentation historique ». Cette concentration est conforme au dispositif conçu dans le cadre de la Révolution française et qui donne la primauté aux bibliothèques comme lieux de ressources principales pour les « chercheurs », et les « travailleurs historiques », pour utiliser un terme moins anachronique. Dans les départements, dans les grandes villes notamment, de très nombreuses bibliothèques municipales emboîtent le pas à cette fonction de concentration, en privilégiant bien entendu l’histoire locale et régionale. En parallèle, les dépôts d’archives, dans le cadre de l’administration préfectorale notamment, sont dédiés avant tout à la conservation de documents originaux, à valeur juridique ancienne ou encore active. Le caractère inauthentique, et donc incertain, des copies formées par ce qui se nomme plutôt « papiers », qu’ »archives » savantes, les orientent donc massivement vers les bibliothèques.
Cette logique de mise en série de documents non originaux, mais exploitables, assimilable à notre contemporaine et obsessionnelle collecte et accumulation de « données », contribue donc à isoler les copies de documents originaux des documents, produits ou reçus – correspondances, notes hétérogènes, etc. – de manière organique et qui sont susceptibles pourtant de leur donner un contexte de production. A cet égard, les papiers de Michelet, conservés pour l’essentiel à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, associant étroitement manuscrits des ouvrages publiés, notes, fiches d’extraits et matériaux ayant servi directement à l’écriture, forment une exception pour sa génération. Au regard de la transmission des papiers Thierry, on peut même considérer qu’il s’agit là d’un contre-modèle : alors même que Michelet appartient, à trois ans près, à la même génération qu’Augustin Thierry, la transmission de ce que lui-même nommait son « âme de papier » s’est trouvée en effet différée jusqu’à la mort de sa veuve en 1899. Le contexte et les représentations des manuscrits d’auteur est alors tout différent : suite au geste démiurgique de Victor Hugo, léguant par testament en 1885 à la Bibliothèque nationale « tout ce qui sera écrit de sa main », les manuscrits littéraires tendent de plus à plus à se transformer en archives originales de l’auteur, et non plus de la seule auctorialité. Ainsi la création de fonds personnels d’écrivains, et bientôt de savants, ne se développent que très tardivement au cours de la première moitié du XXesiècle. A ce moment, le sort des papiers d’Augustin Thierry se trouve assuré en parallèle, par un versement de papiers collectifs, mais aussi par une transmission strictement familiale, pertes, partages divers selon les branches et tris sélectifs y compris.
Depuis la mort de Thierry en 1856, ce qui avait pu être accumulé par ses secrétaires (sa femme comprise) durant plus d’un quart de siècle, a donc connu deux principaux canaux de transmission, déjà évoqués plus haut. On dispose de deux documents pour renseigner la genèse de cette dispersion : le règlement de sa succession, conservé au minutier central des notaires de Paris aux Archives nationales d’une part, et certains documents de liaisons entre son dernier assistant, Félix Bourquelot, et le ministère de l’Instruction publique d’autre part, précisément contenus dans les archives de la commission des « Monuments inédits du Tiers Etat » [10]Respectivement Archives nationales, MC/ET/LXXXVI 1129 et Archives nationales, F173266..
Inventaire après décès d’Augustin Thierry et règlement de sa succession. Archives nationales, MC/ET/LXXXVI 1129, juin 1856.
Les silences du testament d’Augustin Thierry : des livres, mais pas de papiers personnels ?
Dans son testament du 19 décembre 1855, Augustin Thierry confie d’abord à son frère Amédée (et après lui à ses neveux Gilbert et Jacques), avec l’aide de l’historien Henri Martin, qui se considère comme l’un de ses disciples (et, par codicille du 8 février 1856, ses secrétaires et assistants Paul Tiby et Félix Bourquelot) le soin de l’édition de ses œuvres complètes[11]« § 4 […] Je prie mon frère de donner tous les soins aux éditions ultérieures qui seront faites, tant de mes œuvres imprimées, que de leur complément, si l’on en trouve, dans mes … Continue reading. Dans l’article suivant, Thierry déclare, de façon très classique, ne pas vouloir voir publier des inédits après sa mort :
§ 5. Quant aux manuscrits d’une autre nature que je laisserai après moi tels que brouillons d’ouvrages et brouillons de lettres, copies de notes et brochures de ma jeunesse, corrigées par moi, je désire qu’il n’en soit rien publié que ce j’aurai expressément désigné comme pouvant l’être, je ne fais d’exception à cet égard que pour un petit nombre de lettres qui dans ce cas seront choisies entre toutes après un sérieux examen.
Ainsi donc, Augustin Thierry ne se prononce pas vraiment sur le sort de ses papiers, qu’il semble considérer de peu de valeur. Il distingue cependant toutefois ce « petit nombre » de lettres qu’il a pu recevoir de certains correspondants prestigieux, de Chateaubriand à Guizot, en passant peut-être par Hugo (mais ce dernier n’est pas encore tout à fait un objet de légende en 1855), et qui gardent une valeur sentimentale. Ce lot doit donc déjà faire l’objet d’une mise à l’écart d’autant plus efficace, que ce type de « souvenirs » ne prend que matériellement peu de place.
L’inventaire après décès confirme le caractère restreint de ce qui peut faire office de papiers de travail ou d’écriture :
En procédant, il a été trouvé dans la bibliothèque de la chambre à coucher de M. Augustin Thierry les ouvrages cartonnés et manuscrits ci-après : un exemplaire brouillon de la Conquête de l’Angleterre par les Normands en deux volumes ; trois exemplaires corrigés complets du même volume, intitulés, premier, deuxième et troisième cahier ; un exemplaire de préparation pour une édition définitive ; un portefeuille de notes relatives à l’histoire du Tiers-État ; huit registres de notes et extraits relatifs à l’histoire du Tiers-État ; un gros cahier de notes et extraits relatifs à l’histoire du Tiers-État ; un gros cahier de notes relatives également à l’histoire du Tiers-État ; un cahier de notes anciennes relatives aux premiers ouvrages de M. Thierry ; un cahier relatif aux ouvrages de Madame Thierry. Lesquelles pièces qui seront remises en fin du présent inventaire à M. Amédée Thierry, n’ont été ni cotées ni paraphées à la réquisition expresse des parties mais ont été inventoriées sous la cote dixième et dernière[12]Archives nationales, MC/ET/LXXXVI 1129, succession de Monsieur Augustin Thierry..
Ce qui domine, dans ce qui est alors récupéré par son frère, c’est bien en effet les matériaux et instruments de travail liés aux dernières œuvres sur le Tiers Etat, et la correction de l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre, qui a occupé ses pensées durant une bonne décennie, sous forme d’annotations marginales sur exemplaires imprimés. Apparaissent ainsi, au gré de cet inventaire sommaire, les fameux « cahiers« , dits « de la chambre », dont plus d’une trentaine sont conservés aujourd’hui, et qui constituent la matrice de la plupart de ses manuscrits d’aveugle. La presque totalité des intitulés de liasses ou registres rapidement évoqués en 1856 se retrouve dans leur intégralité dans les multiples fonds Thierry conservés à Blois. En définitive, sa bibliothèque de travail est le seul ensemble qu’il estime digne de transmission ; dans le même testament, il destine les quelque 1300 volumes qu’elle contient à la jeune congrégation refondée de l’Oratoire :
§ 9. Je lègue tous mes livres, qui malheureusement sont fort dépareillés, à la communauté des prêtres de l’Oratoire, rue du Regard, n° 11. J’y ajoute une somme de mille francs pour veiller à l’augmentation des nombreux volumes qui manquent.
D’après l’inventaire après décès, il s’agit ici essentiellement d’œuvres historiques diverses, tant anciennes (Recueil des Historiens de la Gaule, Voltaire, etc.) que contemporaines (Jules Michelet, Henri Martin, François Guizot, etc.), augmentés de quelques instruments de travail – dictionnaires topographiques ou lexicaux (Du Cange, de la langue allemande, etc.). Cette donation a bel et bien été recueillie, mais il semble que les volumes aient ensuite été dispersés et ne soient plus conservés au sein de la bibliothèque de l’Oratoire (rue des Lyonnais, à Paris) ou dans celles des collèges qui lui sont rattachés.
En effet, un inventaire effectué en 2021 à la bibliothèque patrimoniale d’Angers a permis de retrouver un de ces ouvrages :
Pour paradoxale qu’elle puisse paraître avec le temps, cette transmission univoque, des livres plutôt que des papiers, est tout à fait classique : dans le cadre d’un legs, il s’agit bien de faire œuvre de charité personnelle et d’utilité publique. A la veille de la mort de Thierry, la valeur des papiers et brouillons de lettres n’est alors qu’à peine biographique. Il faut attendre les années 1860, peu après la mort de Thierry il est vrai, pour voir, avec les premières entreprises d’éditions de correspondances, les papiers d’écrivains prendre peu à peu une valeur littéraire, sinon scientifique, et donc par-là, marchande, avant même que ne se multiplie la création d’archives littéraires personnelles après les années 1880 [13]Sur cette question voir, par exemple, Françoise Simonet-Tenant, Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2009, p. 46-55 … Continue reading.
Un monument de copies pour toute mémoire nationale ?
Dans le cas de Thierry cette valeur, à la fois littéraire et marchande, fut mise en scène et déployée par ses descendants collatéraux. Ces derniers mirent à contribution et à profit les papiers transmis par leur père et grand-père Amédée pour tenter leur propre aventure littéraire, ce qui donnera lieu à une série de publications, dont la plus fondamentale reste une biographie fort documentée d’Augustin Thierry, par son petit-neveu, Augustin Augustin-Thierry en 1922[14]Augustin Augustin-Thierry, Augustin Thierry d’après sa correspondance et ses papiers de famille, Paris, Plon, 1922.. Par un processus d’auto-institution aristocratique, assimilable à une sociogenèse incestuelle, la possession du patrimoine de papier de « l’ancêtre littéraire » a permis aux membres de la famille de faire mine d’anoblir leur propre patronyme. Il est toutefois probable que cette entreprise de fructification d’un bien de famille singulier ait entraîné, selon une logique que l’on retrouve dans d’autres cas, une sorte de vente « à la découpe », alchimie patrimoniale commandant la transformation du papier autographe en or, y compris une fois l’avoir épuisé comme ressource éditoriale : ainsi des lettres reçues par Thierry de la fameuse princesse Belgiojoso, à laquelle le même petit-neveu avait consacré en 1926 un essai[15]Augustin Augustin-Thierry, Une héroïne romantique : la princesse Belgiojoso, Paris, Plon, 1926.. Augustin Augustin-Thierry soldait ainsi la principale source documentaire qui lui avait permis de s’offrir un certain succès éditorial[16]Hormis la correspondance de la princesse conservée à la Bibliothèque de Milan, il n’est pas impossible que d’autres autographes reçus par Augustin Thierry aient été ventilés sur le marché … Continue reading. Quoi qu’il en soit de cette spéculation éditoriale et marchande, le canal de transmission familial a fini par déboucher par une série de donations à l’État (par le biais alors du département du Loir-et-Cher) et à la ville de Blois. Ces multiples dons, tous commandés par des épisodes commémoratifs plus ou moins réussis – après 1956, pour le centenaire de sa mort et surtout après 1995, pour le bicentenaire de sa naissance – furent fondamentalement conçus, par la dernière représentante de la lignée Augustin-Thierry, comme des contre-dons garantissant le déploiement d’entreprises de mémoire, tour à tour nationales et municipales.
Le centenaire de la naissance d’Augustin en 1795 avait été organisé par son neveu, Gilbert. Aucun projet de donation ou de transmission de papiers n’avait semble-t-il été évoqué alors. Tout du moins nous n’en avons pas trouvé trace : il faut dire que le centenaire a pu être considéré par la famille comme trop timide, et pour tout dire décevant[17]Voir Aude Déruelle et Yann Potin, art. cit., 2017, p. 117-121.. Le centenaire de la mort, en 1956, devait être le couronnement de la vie d’un petit-neveu, rêvant sans doute de cérémonies académiques fastueuses. Mais voilà, Augustin Augustin-Thierry, né en 1870, âgé de 86 ans, malade, meurt le 23 mars, précisément deux mois avant la date fatidique attendue, près de cent ans exactement après son aïeul avunculaire.
À défaut des ors de la Coupole, sans aucun doute fébrilement espérés et sollicités par Augustin et son cousin Amédée (sic), lui-même petit-fils du frère éponyme de l’ancêtre littéraire, Charles Braibant, directeur des Archives de France, accepte, dans la précipitation et à la demande expresse de l’archiviste du Loir-et-Cher, Jean Martin-Démézil, de donner asile à une cérémonie commémorative improvisée. Elle se résume alors à deux discours, tenus le 7 juin 1956 au Palais Soubise, siège des Archives nationales, émanant des deux compagnies de l’Institut (Académie Française et des Inscriptions et Belles-Lettres), ayant en charge la mémoire académique d’Augustin Thierry, l’une comme lauréat perpétuel du prix Gobert, l’autre comme membre à part entière : les propos n’en ont pas moins des teneurs fort opposées. Celui d’Albert Buisson, de l’Académie française, dans la continuité des arguments de Brunetière ou de Hanotaux lors du centenaire de 1895, vante le style classique d’Augustin Thierry, et le fait qu’il a su, avant Michelet, accomplir « la résurrection du passé ». Si l’Académie française veut bien encore entretenir le miracle « homérique » de l’écriture, le discours de Robert Fawtier, qui représente l’Académie des inscriptions et Belles-Lettres, est pour le moins critique : « quelque admirables qu’aient pu être ces travaux de Thierry, quelque conscience qu’il ait pu apporter à leur établissement, toute cette première partie de son œuvre a vieilli et ne reste plus lisible pour les historiens que comme de brillants exercices de style[18]Célébration du centenaire de la mort d’Augustin Thierry : aux Archives de France, à Paris, le 7 juin 1956, Institut de France, Firmin-Didot, 1956, p. 12. ». Pire, le Professeur du Moyen Âge en Sorbonne, actif et ardent promoteur de recherches et dépouillements collectifs auprès du jeune CNRS, se plaît ainsi à rappeler qu’Augustin Thierry n’a jamais mis le pied à l’Académie dont il était membre. Le seul mérite qu’il reconnaît à l’historien est, précisément, sa pratique du travail collectif : « Thierry inaugure une méthode de travail en équipe, indispensable pour l’exécution des grandes tâches [19]Ibid., p. 13. ». Dont acte : la postérité érudite et scientifique d’Augustin Thierry repose bien en 1956, non sur un bien de famille, mais sur une entreprise d’État, d’ores et déjà soigneusement « archivée » depuis quatre-vingts ans aux Archives nationales comme à la Bibliothèque nationale.
En 1956, aucun dépôt familial n’a donc été effectué et la transmission des papiers collectifs formés par le dernier et principal atelier de travail d’Augustin Thierry demeure le seul élément de patrimoine écrit national disponible.
Revenons un moment sur l’histoire de cette transmission toute administrative d’archives que l’on pourrait considérer comme « scientifiques », c’est-à-dire ayant une valeur scientifique double, car dépendant autant de leur contenu que de leur contexte. Dès juillet 1848, pour cause de cessation de paiement des subventions alloués à la commission des Monuments inédits du Tiers Etats, effectivement créée par Guizot en 1834, le secrétaire de la commission, Félix Bourquelot, fut contraint de déposer auprès du Ministère de l’Instruction publique 27 cartons, 2 registres de correspondances et 7 volumes imprimés au ministère de l’Instruction publique, tout en gardant par devers lui un ensemble de cartons[20]Voir la série de bordereaux de dépôts dans le dossier « Remise des cartons contenant les matériaux de l’histoire du Tiers-Etat », dans Archives nationales, F173266..
Lettre de Félix Bourquelot (1815-1868), secrétaire de la commission des Monuments inédits, à Louis Bellaguet (1807-1884), chef du bureau des Travaux historiques au Ministère de l’Instruction publique. Datée de Juillet 1848, cette lettre fait office de bordereau de dépôt des papiers de la commission des Monuments inédits. Archives nationales, F17/3266
Cette délicate répartition, liée à l’impression en cours des premiers volumes des Monuments inédits, est redoublée par le retour ultérieur, mais partiel, au domicile même de Thierry en juillet 1851 d’une partie des fonds déposés trois ans plus tôt, mais toujours sous la responsabilité de Félix Bourquelot. Le 20 juin 1856, exactement 13 jours après l’inventaire après décès d’Augustin Thierry, « tous les cartons et documents se rapportant à l’histoire du Tiers-Etat ont été rapportés au Ministère de l’Instruction publique et déposés dans la bibliothèque du comité ». Exceptés de la succession, ces documents ont été considérés donc comme des papiers d’Etat. A cette date, seulement trois volumes du recueil avaient été imprimés et Bourquelot était chargé de poursuivre et d’achever le dernier volume de ce qui demeurerait une entreprise éditoriale avortée. Décédé en 1868, le fidèle disciple ne vit pas paraître le quatrième volume en 1870, dont l’édition fut assurée par Charles Louandre, lui-même ancien collaborateur de la commission. Il est certain que durant les quatorze années qui suivirent la mort de Thierry, et où les Monuments avaient une certaine actualité, les cartons déposés en 1856 étaient consultables par ces derniers à la bibliothèque du comité. Le versement aux Archives nationales de ces papiers en 1875-1876 sanctionne l’inutilité administrative et la désactivation définitive de l’entreprise Thierry, bien que l’extraction du matériau considéré comme « réutilisable » à la Bibliothèque nationale, où il forme donc le fameux ensemble de copies évoqués ci-dessus, laisse entendre des réemplois potentiels, garantis par l’accessibilité presque immédiate de ces matériaux au cabinet des manuscrits, où ils rejoignent alors des tombereaux de copies de « documents historiques » accumulées depuis deux siècles.
Au total, le transfert globalement cohérent, quoique bipolaire, de ce noyau de l’atelier « théodoricien » ne doit pas faire oublier l’existence, et la ventilation, de très nombreux papiers des secrétaires ou correspondant eux-mêmes. Ainsi chaque dépôt privé ou service d’archives départementales ayant répondu à la circulaire initiale de 1836 conserve des traces des copies et extraits effectués. Certains ont pu rester en mains privées et rejoindre la Bibliothèque nationale au cours du premier XXe siècle[21]C’est ainsi le cas des Nouv. Acq. Fr. 22 225-22 233 et 22 845-22 846 de la BnF, concernant notamment les dépôts bretons.. D’autres encore sont demeurés à l’intérieur de fonds personnels : il en est ainsi des papiers de Félix Bourquelot, légués à la ville de Provins en 1896, et qui conservent une part conséquente de fiches [22]Archives municipales et fonds ancien de la bibliothèque de Provins, Fonds Emile et Félix Bourquelot. Voir David Gaussen, L’invention de l’histoire nationale en France (1789-1848), … Continue reading. Un travail exhaustif d’investigation devrait ainsi pouvoir être conduit à partir de la liste de quelque vingt-cinq collaborateurs et « attachés » à la commission des Monuments inédits. Dispersés, lacunaires et demeurés depuis un siècle et demi parfaitement inutilisés, la reconstitution systématique des « archives » de l’entreprise historique avortée d’Augustin Thierry, tant sur le plan personnel collectif, reste encore à constituer et pour tout dire, à inventer.
De Paris à Blois, et retour : la nationalisation locale de l’ancêtre littéraire
La commémoration parisienne et nationale improvisée en 1956 répondait à un autre impératif : aux yeux des Archives de France, et non plus des seules Archives nationales, réunies cependant sous la direction administrative du même Charles Braibant, l’heure est à la collecte des « archives privées ». Après un décret en 1938, visant à protéger les archives privées à valeur dite « patrimoniale », comme « archives historiques », Charles Braibant a précisément ouvert aux Archives nationales, en lien avec chaque service départemental, une section dédiée aux « archives familiales ». Ce qui se joue donc sous les colonnes du Palais Soubise n’a donc de sens que par rapport à ce qui peut dans l’avenir se fixer à Blois, où la mémoire familiale se matérialise et finit par littéralement se localiser. En échange d’une cérémonie « nationale » et parisienne, l’archiviste départemental Martin-Démézil avait convaincu la fille adoptive d’Augustin Augustin-Thierry, Baptistine Augustin-Thierry, dès le mois d’avril 1956, quelques semaines après le décès de son père, d’organiser dans la même précipitation une exposition de correspondances, à défaut de manuscrits, liées aux « frères Thierry ». Inaugurée au château de Blois le 5 mai 1956, cette manifestation s’accompagne du prêt de plusieurs documents d’archives émanant du fonds du Ministère de l’Instruction publique conservés aux Archives nationales, contenant la correspondance officielle et collective donnant corps aux propos sévères de Robert Fawtier évoqué plus haut. L’archiviste de Blois découvre à cette occasion que la famille conserve bien en effet des correspondances choisies adressées à Augustin, provenant de ses plus illustres interlocuteurs, de Chateaubriand à Victor Hugo, et de Guizot à Michelet, en passant par Abel Villemain. Reste à convaincre la dernière des « Augustin-Thierry » à donner ces autographes, dont la valeur marchande et le prix ne sont pas du tout négligeables. D’autant que la légataire du patrimoine familial évoque la disparition malheureuse d’une grande partie des papiers et bibliothèques « Augustin-Thierry » dans l’incendie de la villa d’Antibes de son père en 1947… Malheureux, quoique fort opportun, cet accident supposé, mais dont on ne saura jamais ce qu’il a pu faire périr de documents originaux, permet par avance de justifier la maigre moisson collectée par Martin-Démézil en matière d’archives proprement dites du seul Augustin Thierry. Qu’à ne cela ne tienne : l’archiviste propose à la fille de l’autre Augustin l’ouverture d’un véritable fonds familial, et non plus seulement dédié au grand homme, au sein des Archives départementales du Loir-et-Cher.
Officier de marine de la France libre en 1941, Baptistine, née en 1906 en Tchécoslovaquie, est une figure pour le moins mystérieuse, et dont le rattachement familial à son père Augustin Augustin-Thierry reste peu documenté. Peu importe : elle prit assurément à cœur de transmettre ce qui lui semblait pouvoir « faire mémoire », non seulement de son aïeul éponyme, mais du reste de ses ancêtres. Le don aux Archives départementales du Loir-et-Cher a toutefois été déployé sur plus de quatre décennies : après un premier don sélectif en 1958 ne concernant qu’Augustin et Amédée, Baptistine y ajoute en 1969 certains articles publiés par Gilbert et les manuscrits de son père (le second Augustin donc) et quelques correspondances éparses [23]Sous les cotes F 1575-1583 et F 1938-1958, ces deux ensembles forment aujourd’hui un fonds « Augustin et Amédée Thierry » aux Archives départementales du Loir-et-Cher.. En guise de remerciement, Martin-Démézil veut bien qualifier ces extraits de « dons généreux » qui « au-delà du pays de leur naissance, concernent le patrimoine historique du pays tout entier »[24]Musée mun. Blois, dossier d’œuvre de la donation Augustin-Thierry, documentation non cotée, Lettre de Jean Martin-Démézil à Baptistine Augustin-Thierry, 25 juillet 1969.. En dépit de l’affirmation que les Archives du Loir-et-Cher se trouvent désormais « sous le patronage direct de leur illustre compatriote qui fut l’un des responsables du renouveau de la recherche historique au XIXesiècle », et du microfilmage au titre de la conservation préventive, de certaines « pièces particulièrement précieuses pour l’histoire littéraire », Baptistine conserve par devers elle encore de nombreux dossiers, concernant surtout ses père et grand-père, et plus encore les fameux autographes de valeur marchande, aperçus par l’archiviste en 1956, et qui sont sans aucun doute isolés dans la famille depuis le testament de 1856. Il s’agit bien pour elle d’entretenir le plus longtemps possible la flamme du souvenir, par le sentiment du manque et le désir de complétude.
La commémoration contre les archives : un échange équitable ?
Une fois les services d’archives d’un État déconcentré, mais non encore décentralisé, garnis en fonds Thierry, l’ultime légataire oriente quelques années plus tard ses bienfaits vers la ville de Blois elle-même, d’autant qu’elle ne possède pas seulement des papiers, mais encore une série d’objets d’arts et de tableaux, qui forment autant de « souvenirs de famille ». Après sans doute de multiples hésitations et les dons égrenés depuis 1981 de divers objets mobiliers au musée des Beaux-Arts[25]Marie-Cécile Forest, « La donation Augustin Thierry : un portrait retrouvé d’Amédée Thierry », dans Bulletin de la Société des Amis du Château de Blois, n°25, décembre 1997, p.5-9., l’héritière de la lignée se décide à faire, le 27 septembre 1990, à l’âge de 84 ans, une donation globale à une ville dont le maire est désormais aussi ministre de la Culture. Mais la donatrice émet plusieurs conditions à l’accomplissement exhaustif du don : la restauration par la ville du buste du glorieux aïeul, installé dans le square Victor Hugo, et, plus encore, la promesse de la création par la municipalité d’un prix littéraire permettant la commémoration annuelle de l’ancêtre littéraire. Le bicentenaire de la naissance d’Augustin Thierry en 1995 approche et Baptistine exige alors de la ville un effort singulier pour accompagner son don à venir… Émise et renouvelée comme condition par lettre en septembre 1993, la création d’un « Grand prix d’histoire de la ville de Blois » révèle son désir d’associer le nom de Thierry à une consécration éditoriale périodique de « l’Histoire », ou plutôt de son écriture, vœu qui va s’accomplir par la création des « Rendez-vous de l’Histoire » cinq ans plus tard.
Cette obstination finit cependant par porter ses fruits, au point qu’il existe aujourd’hui, délivrés par trois organismes différents, l’Institut de France, la ville de Blois et la ville de Paris, pas moins de trois « prix Augustin Thierry », écho très indirect de la souveraine conquête d’un prix Gobert permanent par Augustin Thierry, à lui délivré chaque année pour son œuvre, durant seize ans, de 1840 à sa mort. La création de ces trois prix en 1991, 2007 et 2009 ponctue l’exécution, encore différée pendant près de vingt ans, du legs promis en 1990. La commémoration joue donc bien ici le rôle de prérequis à la transmission des archives.
Dès 1991, la fidèle héritière effectue une donation financière à l’Académie française pour la création d’un prix « Augustin Thierry » destiné à récompenser un ouvrage d’histoire médiévale. L’année suivante, Baptistine souhaite léguer une somme de 700 000 francs pour que la ville de Blois délivre un prix littéraire consacré à un ouvrage d’histoire. Le conseil municipal semble examiner avec intérêt la proposition de la généreuse mécène en 1993, mais le prix ne voit pas le jour. Pire, en 1995 la déception est au rendez-vous : Jack Lang et son conseil municipal restent sourds à l’idée d’un bicentenaire monumental, à Blois comme à Paris, et Baptistine se contente le 14 novembre 1995 d’un colloque à l’Institut, sous la présidence du secrétaire perpétuel de l’Académie française, Maurice Druon. A la faveur de cette commémoration, la bibliothèque municipale Abbé Grégoire, sur le point d’inaugurer son nouveau bâtiment, acquiert cependant un ensemble de trente-quatre lettres d’Augustin et Amédée Thierry, adressées à divers correspondants, y compris leur propre père, Jacques Thierry. Cette série, formant aujourd’hui les manuscrits 814 et 815, provenait des collections d’Abel Billaut (1867-1945), collectionneur blésois qui en avait donné une lecture partielle à la Société des Sciences et Lettres du Loir-et-Cher[26]Voir la remarquable introduction du répertoire numérique détaillé d’Alain … Continue reading.
La dernière des Augustin-Thierry se console toutefois par la parution d’une biographie documentée de son ancêtre, par une ancienne élève de l’École des chartes, Anne Demieul-Cormier, ouvrage qu’elle a cependant elle-même commandité et en partie financé. Le livre est du reste publié un an trop tard en 1996, par les éditions Publisud. Cette même année 1996, les « papiers de famille » en dépôt au château depuis l’acceptation de la donation par la ville en septembre 1990, sont enfin déposés aux Archives municipales, en vue de leur classement, réalisé par Alain Guerrier et de leur mise à disposition du public : l’ensemble représente alors un portefeuille en maroquin et une valise de documents et de correspondances, surtout adressées à Amédée et à son fils Gilbert. Considérant sans doute leur valeur marchande et patrimoniale, sinon même « esthétique », l’administration du Château de Blois retire de cet ensemble deux grosses enveloppes contenant… les précieux autographes des auteurs « romantiques » reçus par Augustin, et exposés en partie dès 1956 par Martin-Démézil, à la retraite depuis 1978. Cet ultime démembrement compliquera encore pour quelques années leur visibilité et leur accessibilité : le projet de numérisation intégrale porté par le projet ArchAT a permis en 2018, non seulement de reconstituer la cohérence initiale, mais plus encore de rattacher de ces autographes au fonds conservé aux Archives municipales.
Le don généreux de Baptistine était-il pour autant un gage nécessaire et suffisant pour la création du prix tant attendu ? Si le maire de Blois lance en 1998, sur la suggestion de Francis Chevrier, des « Rendez-vous de l’Histoire », destinés à être annuels, en reprenant sans aucun doute l’idée, en l’élargissant considérablement il est vrai, le principe d’un nouveau prix littéraire, ce « grand prix » n’est cependant placé sous aucun patronage spécifique. Jamais en reste, quoique presque centenaire, Baptistine relance l’idée d’un prix patronné par son ancêtre littéraire. Et en 2009, la ville de Blois contribue à créer un nouveau prix pour les « rendez-vous ». Par compensation diplomatique, le jury délivrera ce premier prix « Augustin Thierry » de Blois à Anne Denieul-Cormier, bien que le livre ait alors déjà treize ans d’âge…
L’entreprise acharnée de mémoire de la dernière Augustin-Thierry en titre participe à la genèse de ces « rendez-vous » de et avec l’Histoire, devenus depuis lors la principale manifestation historiographique nationale, Baptistine n’avait pu toutefois se contenter d’un prix blésois : avant de mourir en mars 2007, elle lègue à la ville de Paris une somme visant à créer un troisième prix Augustin Thierry, délivré depuis lors par le Comité d’histoire de la Ville de Paris, au sein des salons de l’Hôtel de ville de la capitale. En parallèle de ce troisième et dernier prix commémoratif, Blois peut donc enfin recevoir en 2007 le supplément ultime du legs, soit une dernière série de souvenirs et de meubles d’arts familiaux. A cette date, les deux copieuses enveloppes contenant les fameuses lettres autographes, publiées en partie par Augustin Augustin-Thierry en annexe de son étude de 1922 et dont certaines avait été exposées au Château par Jean Martin-Démézil dès 1956 ont été récupérées par le Château en 1996.
L’ultime « mise en archives » d’Augustin Thierry est-elle pour autant la plus précieuse, tant comme source historiographique que comme témoignage littéraire ? Victime d’une artification par « l’autographe », du fait de sa valeur marchande, et donc de son prix, ce dernier lot, qui fut d’abord le premier visé, y compris sans doute par Augustin Thierry lui-même, s’est trouvé isolé dans une logique muséale, car conservé à part du fonds municipal dont il n’est qu’une extraction prestigieuse. L’enquête de reconstitution, dont le présent article offre un aperçu, comme la campagne de numérisation engagée par l’Université d’Orléans, la région Centre et l’IRHT dans le cadre du projet ArchAT, permettent donc désormais de retrouver la cohérence organique des archives familiales d’un écrivain collectif – « Augustin[-]Thierry » – dont les traces ont été forgées, sélectionnés et finalement transmises, durant un siècle et demi [27]À l’issue de la numérisation, les conservateurs du Château ont décidé de « réintégrer » ce lot dans le fonds des Archives municipales, où il sera désormais conservé..
Yann Potin (Archives Nationales)
Notes
↑1 | Sur l’histoire de la commission, nous nous permettons de renvoyer à Yann Potin, « Genèse d’une illusion perdue : les “Monuments inédits du Tiers Etat”, entre mécénat et “centre d’études historiques” », dans Aude Déruelle et Yann Potin (dir.), Augustin Thierry. L’histoire pour mémoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 175-233. |
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↑2 | L’appel à « revisiter » et à réutiliser ces copies, lancé en 1944 par Robert-Henri Bautier, n’a semble-t-il jamais véritablement été entendu. Voir Robert-Henri Bautier, « Le recueil des Monuments de l’histoire du Tiers-Etat et l’utilisation des matériaux réunis par Augustin Thierry », dans Annuaire-bulletin de la Société de l’Histoire de France, 1944, p. 89-118. |
↑3 | BnF, ms. Nouv. Acq. Fr. 3375-3429 et 34 22-3477, Nouv. Acq. Fr. 6359 et Nouv. Acq. Fr. 22 225-22 233 et 22 845-22 846. Une copie d’une grande partie de ces quelque 40 000 fiches a été effectuée pour ses travaux éditoriaux au sein de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres comme pour son usage personnel par Jean-Marie Pardessus après 1848. Cette collection de copies de copies a été donnée par ses descendants aux Archives nationales en 1909, où elle est conservée sous les cotes AB XIX 433-463. |
↑4 | Archives nationales, F173264-3266. Voir ci-dessous l’origine mixte de ces dossiers de gestion de la commission des « Monuments inédits du Tiers-Etat ». |
↑5 | Bibliothèque de l’Institut, ms. 4838-4842. La chaîne de transmission de ces manuscrits reste à élucider. |
↑6 | Voir la notice introductive et synthétique de l’inventaire en ligne d’Alain Guerrier du fonds municipal |
↑7 | Louis de La Saussaye (1801-1878), collectionneur et érudit blésois, proche ami des frères Thierry, était propriétaire du château de Troussay et fonda en 1835 la Revue de numismatique française. Actif correspondant de nombreux érudits, personnage-relais des sociétés savantes et de l’archéologie monumentale, il fut conseiller général du Loir-et-Cher et recteur des Académie de Poitiers (1854) et de Lyon (1856). Voir la présentation de ses papiers personnels, conservés pour la plupart aux Archives départementales du Loir-et-Cher : http://archives.culture41.fr/archive/fonds/FRAD041_104_J |
↑8 | Jean Wallon (1821-1882) est un philosophe et théologien catholique, proche de Charles de Montalembert et du Père Gratry, qui convaincra Thierry d’opérer un retour à la foi catholique. |
↑9 | Sur cette question, voir Aude Déruelle et Yann Potin, « La mémoire littéraire des Augustin-Thierry : une famille de papiers (1856-2007) », Archives familiales des écrivains (Louis Hincker, Frédérique Amselle, Arnaud Huftier &Marc Lachenydir.), Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2017, p. 103-130. |
↑10 | Respectivement Archives nationales, MC/ET/LXXXVI 1129 et Archives nationales, F173266. |
↑11 | « § 4 […] Je prie mon frère de donner tous les soins aux éditions ultérieures qui seront faites, tant de mes œuvres imprimées, que de leur complément, si l’on en trouve, dans mes papiers. Présentement, je le charge de réunir toutes les corrections que j’ai faites pour une nouvelle édition sur des volumes préparés à cet effet, et de remettre ces corrections à messieurs Furne et Mauban, à qui elles appartiennent. Pour fixer le texte définitif, je le prie de s’entendre avec monsieur Henri Martin, mon exécuteur testamentaire. […] À défaut de mon frère, je charge des mêmes soins, et avec le même concours (celui de monsieur Henri Martin), ses deux fils Gilbert et Jacques Thierry, ou l’un d’entre eux » : Archives nationales, MC/ET/LXXXVI 1129, succession de Monsieur Augustin Thierry. |
↑12 | Archives nationales, MC/ET/LXXXVI 1129, succession de Monsieur Augustin Thierry. |
↑13 | Sur cette question voir, par exemple, Françoise Simonet-Tenant, Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2009, p. 46-55 notamment. |
↑14 | Augustin Augustin-Thierry, Augustin Thierry d’après sa correspondance et ses papiers de famille, Paris, Plon, 1922. |
↑15 | Augustin Augustin-Thierry, Une héroïne romantique : la princesse Belgiojoso, Paris, Plon, 1926. |
↑16 | Hormis la correspondance de la princesse conservée à la Bibliothèque de Milan, il n’est pas impossible que d’autres autographes reçus par Augustin Thierry aient été ventilés sur le marché par son petit-neveu et se retrouver plus ou moins isolés, le cas échéant, dans des collections privées voire dans des collections publiques. Sur l’origine de cette pratique de spéculation sur et par les sources, en anticipant leur usages littéraires et savants, voir les travaux de Magali Charreire et sa thèse L’histoire en médaillons romantiques : Paul Lacroix, le bibliophile Jacob (1806-1884), Université Paul Valéry, Montpellier, 2013. |
↑17 | Voir Aude Déruelle et Yann Potin, art. cit., 2017, p. 117-121. |
↑18 | Célébration du centenaire de la mort d’Augustin Thierry : aux Archives de France, à Paris, le 7 juin 1956, Institut de France, Firmin-Didot, 1956, p. 12. |
↑19 | Ibid., p. 13. |
↑20 | Voir la série de bordereaux de dépôts dans le dossier « Remise des cartons contenant les matériaux de l’histoire du Tiers-Etat », dans Archives nationales, F173266. |
↑21 | C’est ainsi le cas des Nouv. Acq. Fr. 22 225-22 233 et 22 845-22 846 de la BnF, concernant notamment les dépôts bretons. |
↑22 | Archives municipales et fonds ancien de la bibliothèque de Provins, Fonds Emile et Félix Bourquelot. Voir David Gaussen, L’invention de l’histoire nationale en France (1789-1848), Marseille, Editions Gaussen, p. 247-275. |
↑23 | Sous les cotes F 1575-1583 et F 1938-1958, ces deux ensembles forment aujourd’hui un fonds « Augustin et Amédée Thierry » aux Archives départementales du Loir-et-Cher. |
↑24 | Musée mun. Blois, dossier d’œuvre de la donation Augustin-Thierry, documentation non cotée, Lettre de Jean Martin-Démézil à Baptistine Augustin-Thierry, 25 juillet 1969. |
↑25 | Marie-Cécile Forest, « La donation Augustin Thierry : un portrait retrouvé d’Amédée Thierry », dans Bulletin de la Société des Amis du Château de Blois, n°25, décembre 1997, p.5-9. |
↑26 | Voir la remarquable introduction du répertoire numérique détaillé d’Alain Guerrier, https://docplayer.fr/50294753-Archives-municipales-fonds-thierry-et-augustin-thierry-15-z-repertoire-numerique-alain-guerrier.html, p. 11, note 20. |
↑27 | À l’issue de la numérisation, les conservateurs du Château ont décidé de « réintégrer » ce lot dans le fonds des Archives municipales, où il sera désormais conservé. |