Disabilities studies

L’étude des archives d’Augustin Thierry s’inscrit non seulement dans le champ des études sur l’historiographie au XIXe siècle, mais également dans celui des disabilities studies, études sur le ou les handicaps[1]Céline Roussel, docteure en littérature comparée, et qui a été associée au programme ArchAT, est spécialiste de cette question du handicap visuel. Voir aussi le blog … Continue reading.

Être aveugle au XIXe siècle

Zina Weygand a fait paraître une étude majeure sur le handicap visuel, Vivre sans voir. Les aveugles dans la société française du Moyen Âge au siècle de Louis Braille (2013), en montrant combien la réception et la prise en charge de ce handicap avait évolué depuis le Moyen Âge. Elle s’intéresse notamment au premier XIXe siècle, où la place donnée aux aveugles est en recul par rapport à la prise de conscience des Lumières (dont le célèbre article de Diderot) et avant le progrès décisif qu’a apporté l’invention de Braille.

Augustin Thierry devient aveugle au moment même où Louis Braille (1809-1852) invente son système de représentation de l’alphabet par le toucher (1825-1829). Mais l’alphabet braille se diffuse plus tardivement, au milieu du siècle. Thierry n’a donc pas pu bénéficier de cette invention qui offre aux aveugles une indépendance réelle, notamment pour tout travail d’ordre intellectuel.

Les méthodes de travail d’un historien aveugle

Augustin Thierry doit donc passer par l’aide d’un secrétaire. Le travail est fondé à la fois sur l’écoute et la dictée, dans un jeu de va-et-vient qui devait demander une grande concentration, il dit régulièrement ne pouvoir travailler que « deux heures par jour » avec son secrétaire.

Il dicte sa correspondance et ses oeuvres, puis se fait relire ce qu’il a dicté, l’amende ensuite. Pour les oeuvres, le travail d’élaboration est parfois long, comme en témoignent les nombreuses versions que peuvent contenir un cahier d’un même passage. Thierry cherche ses mots, se répète, se reprend, le secrétaire note tout. Parfois il y a des abréviations, selon une méthode plus sténographique.

Voici comment Félix Bourquelot a raconté à Henri Bordier l’une de ces séances :

Bourquelot était fort sensible au devoir qui incombe à chacun d’écrire purement en sa langue, c’est-à-dire d’ordonner judicieusement ses pensées, et il s’était vite aperçu, en commençant chaque séance par lire à l’aveugle le travail rédigé depuis la séance précédente, combien était imposante pour ses collègues et pour lui la supériorité d’Augustin Thierry, surtout comme artiste.

Henri Bordier, « Félix Bourquelot (1815-1868) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1875, n°36, p. 608.

Il ne faut pas oublier enfin le jeu normal des épreuves et de leurs corrections avant la publication définitive. Là encore, Thierry a besoin d’écouter et de dicter. Ses secrétaires (ou sa femme) doivent être à même de repérer une éventuelle coquille qu’il ne saurait, quant à lui, déceler si elle n’apparaît pas à l’écoute : ainsi est évoqué « le bon de Mr Augustin Thierry paraphe de la main de Mme Thierry ou de celle de la personne chargée par l’auteur de la correction des épreuves »[2]Cahier de la chambre, cote À VERIFIER.. Toute une méthode de travail a ainsi été élaborée et rodée : « Correction à faire au 5e chapitre des considérations (…) Les matériaux se trouvent dans l’ancien exemplaire corrigé des Récits, petite bibliothèque et dans les grandes notes »[3]Cahier de la chambre, cote F 1577 08, AD 41, p. 7..

Si le valet écrit sous la dictée et fait office de copiste, Thierry a besoin de secrétaires qui connaissent le latin et le grec. De là le recours à Charles Cassou ou un autre secrétaire, qu’il reste à identifier. C’est parfois encore insuffisant et il écrit alors à des amis qui viennent occasionnellement l’aider, comme le jeune Ernest Renan. Il évoque ainsi un « document de transcription difficile pour mon secrétaire », et souhaite en parler avec lui de vive voix[4]Cahier de la chambre, cote F 1938 2, AD 41, p. 66-67..

Enfin, Thierry a bel et bien besoin des yeux et des compétences de secrétaires savants pour le travail en bibliothèque et en archives. Tout d’abord dans le cadre de recherches personnelles. Les secrétaires consignent des extraits d’ouvrages dans un cahier dédié, auquel il est régulièrement fait référence dans les Cahiers de la chambre.

En ce qui concerne le vaste projet des Monuments du Tiers-État, Thierry dispose de nombreux secrétaires appointés par le Ministère, sous la houlette de Martial Delpit, « dont les yeux sont les miens et en qui j’ai mis toute ma confiance », dit-il[5]Cahier de la chambre, cote F 1939, AD 41, p. 30..

La question de l’auctorialité

Ce rôle des secrétaires invite à repenser la question de l’auctorialité dans le contexte de la cécité, ce qui est fréquemment le cas dans les disabilities studies.

Quels rôles attribuer aux secrétaires privés de Thierry, et en particulier à Julie Thierry, sa femme, qui est la main de nombreux cahiers ? Quel est le lien entre ces secrétaires privés et les secrétaires officiels, ceux qui sont appointés par le ministère, dans le cadre du projet Guizot des Monuments du Tiers-Etat ? 

C’est de là qu’est née la polémique autour du rôle du premier secrétaire de Thierry, Armand Carrel. Thierry refuse la vision d’une auctorialité partagée : « je n’ai jamais admis jusqu’à ce jour dans mes travaux historiques d’autre assistance que celle d’une personne lisant tout haut pour moi et écrivant sous ma dictée »[6]Cahier de la chambre, cote F 1577 01, AD 41, p. 4..

C’est pourtant oublier la part importante que pouvaient avoir les secrétaires auprès des hommes de lettres et des savants au XIXe siècle. Le secrétaire était loin d’être un simple copiste. Il fait des recherches, s’occupe de la correspondance de l’écrivain, et participe probablement à la rédaction de l’ouvrage. Chateaubriand, pour la rédaction des Études historiques (1831), s’adjoint ainsi l’aide d’un secrétaire, Daniello. Alfred Dumesnil, le gendre de Michelet, est également le secrétaire de Lamartine, qui fait oeuvre d’historien.

Notes

Notes
1 Céline Roussel, docteure en littérature comparée, et qui a été associée au programme ArchAT, est spécialiste de cette question du handicap visuel. Voir aussi le blog public-disabilityhistory.org, où Giorgia Vocino a fait paraître un article sur les archives de Thierry.
2 Cahier de la chambre, cote À VERIFIER.
3 Cahier de la chambre, cote F 1577 08, AD 41, p. 7.
4 Cahier de la chambre, cote F 1938 2, AD 41, p. 66-67.
5 Cahier de la chambre, cote F 1939, AD 41, p. 30.
6 Cahier de la chambre, cote F 1577 01, AD 41, p. 4.