Le centenaire de la naissance (1895)[1]Voir Aude Déruelle & Yann Potin, « Les Augustin-Thierry : une famille de papiers (1856-2007) », in M. Lacheny, A. Huftier, F. Amsellem, L. Hincker dir., Les Archives familiales des écrivains, … Continue reading
La volonté familiale de faire revivre le souvenir de l’auteur des Récits des temps mérovingiens s’exerce lors de la commémoration de 1895, centenaire de la naissance d’Augustin. Une petite célébration a lieu le 10 mai, jour de sa naissance, dans la bibliothèque municipale de Blois, mais la grande solennité se déroule six mois plus tard, le 10 novembre.
Le rôle de Gilbert Augustin-Thierry est déterminant dans l’ordonnancement des cérémonies blésoises. Le buste d’Augustin Thierry qui était autrefois dans la bibliothèque est inauguré place Victor Hugo ; un grand banquet est donné, où l’on sert des « timbales mérovingiennes ». Les descendants d’Amédée Thierry sont présents : Gilbert, sa femme et ses enfants (dont Augustin Augustin-Thierry, qui a vingt-cinq ans), Gabrielle (la femme de Jacques) et son fils, M. et Mme Gignoux.
Ces festivités sont consignées dans Le Centenaire d’Augustin Thierry, Les Fêtes de Blois du 10 novembre 1895[2]P. Dufay & R. Ribour, Le Centenaire d’Augustin Thierry. Les Fêtes de Blois du 10 novembre 1895, Blois, Migault & Cie, 1895., ouvrage réalisé par le bibliothécaire de la ville de Blois et un représentant de la Société des Sciences et des Lettres du Loir-et-Cher. Ce livre raconte les fêtes blésoises, et recueille également ce qui a pu s’écrire sur l’historien en cette année de commémoration.
Plusieurs discours sont prononcés, dont celui de Henri Wallon, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le clou de la cérémonie étant constitué par l’allocution de Ferdinand Brunetière, qui représente l’Académie française. C’est Gilbert Augustin-Thierry qui a sollicité Brunetière, ainsi que celui-ci le rapporte : « une rencontre qui est pour moi comme un quadruple honneur, l’Académie française, dont vous savez assez pour quelles raisons il n’a point fait partie ; l’École normale supérieure, dont il fut l’une des “gloires” ; un recueil qui s’honore de l’avoir compté parmi ses premiers et ses plus brillants collaborateurs [la Revue des Deux Mondes] ; et enfin, – puisque c’est le fils de son frère qui m’a demandé le premier de prendre la parole, – sa famille ou un peu de sa famille elle-même »[3]Le discours est repris dans la Revue des Deux Mondes le même mois sous le titre « L’Œuvre d’Augustin Thierry ».. Ferdinand Brunetière, alors au sommet de sa gloire – académicien depuis deux ans –, se montre quelque peu condescendant envers l’historien dont il est censé prononcer l’éloge. À certains égards, son discours témoigne de la difficulté à accorder une place à Augustin Thierry au sein du panthéon républicain.
S’il reconnaît à Thierry l’introduction de la notion de « race » (« la question de chronologie s’est transformée pour lui en une question de physiologie ; la question de date en une question d’origine ou de sang ; la race lui est apparue comme la raison dernière de la différence des époques »[4]Ibid., p. 181.) – mais en entendant ce concept de tout autre façon que ne le fait l’historien, pour qui la race est synonyme de nation ou de culture, sans avoir de connotation physiologique – Brunetière reproche à Thierry son romantisme qu’il juge exacerbé : « N’a-t-il pas d’ailleurs exagéré cette diversité ? Contemporain des romantiques, et, je le crains, un peu romantique lui-même, n’est-il pas allé trop loin quand, par exemple, aux noms consacrés des Clovis et des Mérovée, il a voulu substituer les appellations évidemment plus “germaniques” de Merowig et de Clodowig ? » De manière remarquable, c’est en l’exonérant de ce romantisme assimilé à un péché de jeunesse que Brunetière reconnaît la grandeur de Thierry, c’est en l’adoubant classique qu’il peut envisager la survivance de ses travaux historiques :
[…] l’un de ses mérites encore, l’une des plus rares parties de son talent, est d’avoir su nous faire voir, sous la différence pittoresque des mœurs, ou en s’aidant de cette différence même, ce qu’il y a toujours d’éternelle humanité dans l’âme, – plus subtile et plus compliquée qu’on ne la croit – d’un baron féodal ou d’une reine barbare. (…) Aussi nous retrouvons-nous dans ses narrations les plus « anglo-saxonnes », dans ses récits les plus « mérovingiens ». Vivants de la vie de leur siècle, sa Frédégonde ou son Thomas Becket vivent de la vie aussi de tous les temps ; et, Messieurs, n’est-ce pas comme si je disais que la finesse de sa psychologie égale dans son œuvre l’éclat plus apparent de son coloris ? On y apprend l’histoire ; mais on y avance presque du même pas dans la connaissance de l’homme ; et vous ne l’ignorez pas, c’est, ici, de tous les caractères qui distinguent les œuvres qu’on appelle « classiques », le plus rare et le plus éminent.
Ferdinand Brunetière (P. Dufay & R. Ribour, Le Centenaire d’Augustin Thierry. Les Fêtes de Blois du 10 novembre 1895, Blois, Migault & Cie, 1895, p. 191).
À l’image du discours de Brunetière, les cérémonies locales demeurent en demi-teinte, ainsi qu’en témoigne symboliquement l’annulation de la visite du ministre de l’Instruction publique – Poincaré devait venir à Blois inaugurer le buste, mais suite à un changement d’équipe ministérielle début novembre, il cède son fauteuil à Combes, qui ne fait pas le déplacement : « La cérémonie sera veuve de ministre ; c’est pour les Blaisois le sujet d’une douleur aussi inconsolable que celle de Calypso », ironise un journaliste du Temps[5]Article du Temps du 11 novembre 1895, Le Centenaire d’Augustin Thierry, Les Fêtes de Blois du 10 novembre 1895, p. 232.. La réhabilitation d’Augustin Thierry comme grand homme national au-dessus des partis[6]« Ainsi que l’avait très excellemment dit M. Gilbert Augustin-Thierry, c’était là une fête à laquelle la politique devait rester complètement étrangère » (Le Centenaire d’Augustin … Continue reading paraît manquée. Et de manière symptomatique des enjeux idéologiques de cette fin de siècle, la question proprement historique de l’héritage des travaux de Thierry est occultée par le débat sur sa conversion.
Le centenaire de la mort (1956)
Le centenaire de la naissance d’Augustin avait été organisé par Gilbert, le neveu ; celui de sa mort, en 1956, est la grande affaire du petit-neveu. Augustin Augustin-Thierry meurt cependant le 23 mars, soit deux mois avant la date attendue, et cent ans après son aïeul. L’Indépendant des Alpes-maritimes annonce le 25 mars « la mort à 87 ans, de notre hôte éminent du Cap, l’auteur bien connu – noblesse oblige – car il appartenait à la lignée des écrivains qui avec leur ancêtre Augustin Thierry, ont su donner à la science historique un son nouveau ». Augustin Thierry était en effet une célébrité locale au sein de la bonne société de la Côte d’Azur où il possédait une villa à Antibes.
La ferveur généalogique de la famille Augustin-Thierry ne parvient pas toujours à faire céder les lourdes défiances des citadelles académiques. Charles Braibant, directeur des Archives de France, accepte, à la demande de l’archiviste du Loir-et-Cher, Jean Martin-Démézil, de donner asile à une cérémonie qui se résume à deux discours tenus le 7 juin au Palais Soubise, émanant des deux compagnies de l’Institut ayant accueilli la mémoire d’Augustin Thierry, l’une comme lauréat perpétuel (pour le prix Gobert), l’autre comme membre à part entière (l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres). Les propos n’en ont pas moins des teneurs fort opposées.
Celui d’Albert-Buisson, de l’Académie française, dans la continuité des arguments de Brunetière ou de Hanotaux, vante le style classique d’Augustin Thierry – et l’on trouve encore mention de l’influence des descendants, lorsqu’il évoque l’écriture de l' »Homère de l’Histoire » :
[…] Je reste hanté par le souvenir d’une lettre que le Général Amédée Augustin Thierry a bien voulu porter à notre connaissance : l’historien américain William Preston, menacé lui-même par la cécité, lui avait demandé des conseils […]. Dans la réponse de Thierry, on relève cette phrase : « Il n’y a qu’un moment difficile, c’est le passage subit de l’écriture manuelle à la dictée. Quand une fois ce point est gagné, on ne trouve plus de véritables épines ».
La résurrection du passé, à laquelle Michelet a attaché son nom, elle est déjà sans restriction dans l’œuvre de Thierry.
F. Albert-Buisson, Célébration du centenaire de la mort d’Augustin Thierry : aux Archives de France, à Paris, le 7 juin 1956, Institut de France, Firmin-Didot, 1956 – 14, p. 6.
Si Ferdinand Albert-Buisson veut bien encore admettre le miracle d’une écriture aveugle, sinon « homérique », le discours de Robert Fawtier, qui représente l’Académie des inscriptions et Belles-Lettres, est pour le moins critique : « quelque admirables qu’aient pu être ces travaux de Thierry, quelque conscience qu’il ait pu apporter à leur établissement, toute cette première partie de son œuvre a vieilli et ne reste plus lisible pour les historiens que comme de brillants exercices de style »[7]R. Fawtier, Célébration du centenaire de la mort d’Augustin Thierry : aux Archives de France, p. 12.. Le médiéviste de la Sorbonne, un temps détaché au CNRS, se plaît aussi à rappeler qu’Augustin Thierry n’a jamais mis le pied à l’Académie dont il était membre. Le seul mérite qu’il reconnaît à l’historien est sa pratique du travail collectif : « Thierry inaugure une méthode de travail en équipe, indispensable pour l’exécution des grandes tâches »[8]Ibid., p. 13.. La postérité érudite et scientifique d’Augustin Thierry repose sur une entreprise d’État.
Les enjeux de la commémoration parisienne de 1956 sont en fait ailleurs : ce qui se joue sous les colonnes du Palais Soubise n’a de sens que par rapport à ce qui peut dans l’avenir se fixer à Blois, où la mémoire se matérialise et finit par se localiser. En échange d’une cérémonie « nationale » et parisienne, Jean Martin-Démézil avait convaincu Baptistine, la fille d’Augustin Augustin-Thierry, en avril, d’organiser une exposition des correspondances des frères Thierry. Inaugurée au château de Blois le 5 mai, cette manifestation s’accompagne du prêt de plusieurs documents d’archives émanant du fonds du Ministère de l’Instruction publique conservés aux Archives nationales, contenant la correspondance officielle et collective donnant corps aux propos sévères de Robert Fawtier. L’archiviste de Blois découvre à cette occasion la conservation au sein de la famille de quelques correspondances choisies adressées à Augustin, de la part d’illustres interlocuteurs, de Chateaubriand à Victor Hugo, et de Guizot à Michelet, en passant par Villemain. Reste à convaincre la dernière des Augustin-Thierry à donner ces autographes, dont la valeur marchande et le prix ne sont pas négligeables : ce sera l’occasion d’une donation, dans la complexe histoire archivistique de la famille Thierry.
Le bicentenaire de la naissance (1995)
Après des dons égrenés depuis 1981 de divers objets mobiliers au musée des Beaux-Arts de Blois, Baptistine Augustin-Thierry, l’héritière de la lignée se décide à faire une donation globale le 27 septembre 1990 à une ville dont le maire est désormais ministre de la Culture. Mais la donatrice émet plusieurs conditions à l’accomplissement exhaustif du don, et notamment la restauration par la ville du buste du glorieux aïeul et la création d’un prix littéraire. D’autant que le bicentenaire de la naissance d’Augustin en 1995 approche et que Baptistine exige de la ville un effort singulier. Émise comme condition par lettre en septembre 1993, la création d’un « Grand prix d’histoire de la ville de Blois » révèle son désir d’associer le nom de Thierry à une consécration éditoriale de l’histoire qui ne va pas cesser jusqu’à sa mort en 2007. Au point qu’il existe aujourd’hui, délivrés par trois organismes différents, pas moins de trois « prix Augustin Thierry ». Dès 1991, la fidèle héritière effectue une donation financière à l’Académie française pour la création d’un premier prix « Augustin Thierry » destiné à récompenser un ouvrage d’histoire médiévale.
Toutefois, en 1995 la déception est au rendez-vous : Jack Lang et son conseil municipal restent sourds à l’idée d’un grand bicentenaire, et Baptistine se contente le 14 novembre d’un colloque à l’Institut, sous la présidence de Maurice Druon[9]Ce colloque ne sera jamais publié.. La dernière des Augustin-Thierry se console alors par la parution d’une biographie documentée qu’elle a elle-même commanditée, et en partie financée, quoique publiée un an trop tard en 1996, par une ancienne élève de l’École des chartes, Anne Denieul Cormier[10]Cette même année, d’autres objets parviennent au Château et avec eux une valise de documents et de correspondances, surtout adressées à Amédée et à son fils Gilbert, mais auxquels font … Continue reading. Trois ans plus tard, en 1998, le maire de Blois, redevenu entre temps ministre de la Culture, lance des « Rendez-vous de l’histoire », destinés à être annuels. Selon le voeu de Baptistine Augustin-Thierry, et à l’issu de tractations qui avaient eu lien en amont du bicentenaire[11]La descendante des Augustin-Thierry entend faire un legs de 700 000 francs à la municipalité de Blois pour financer le prix, mais cela est impossible de son vivant : il y a eu confusion avec … Continue reading, un nouveau prix « Augustin Thierry » est décerné à l’occasion de ces rendez-vous.
Le prix Augustin-Thierry des Rendez-vous de l’histoire de Blois, créé en 1998, a été symboliquement et rétrospectivement donné à Anne Denieul Cormier pour sa biographie, Augustin Thierry, l’histoire autrement (1996) en 2009[12]Voir les explications sur les dispositions testamentaires de Baptistine Augustin-Thierry..
Notes
↑1 | Voir Aude Déruelle & Yann Potin, « Les Augustin-Thierry : une famille de papiers (1856-2007) », in M. Lacheny, A. Huftier, F. Amsellem, L. Hincker dir., Les Archives familiales des écrivains, Presses universitaires de Valenciennes, 2017, 105-129. |
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↑2 | P. Dufay & R. Ribour, Le Centenaire d’Augustin Thierry. Les Fêtes de Blois du 10 novembre 1895, Blois, Migault & Cie, 1895. |
↑3 | Le discours est repris dans la Revue des Deux Mondes le même mois sous le titre « L’Œuvre d’Augustin Thierry ». |
↑4 | Ibid., p. 181. |
↑5 | Article du Temps du 11 novembre 1895, Le Centenaire d’Augustin Thierry, Les Fêtes de Blois du 10 novembre 1895, p. 232. |
↑6 | « Ainsi que l’avait très excellemment dit M. Gilbert Augustin-Thierry, c’était là une fête à laquelle la politique devait rester complètement étrangère » (Le Centenaire d’Augustin Thierry, op. cit., p. 79). |
↑7 | R. Fawtier, Célébration du centenaire de la mort d’Augustin Thierry : aux Archives de France, p. 12. |
↑8 | Ibid., p. 13. |
↑9 | Ce colloque ne sera jamais publié. |
↑10 | Cette même année, d’autres objets parviennent au Château et avec eux une valise de documents et de correspondances, surtout adressées à Amédée et à son fils Gilbert, mais auxquels font toujours défaut les précieux autographes des auteurs reçues par Augustin. |
↑11 | La descendante des Augustin-Thierry entend faire un legs de 700 000 francs à la municipalité de Blois pour financer le prix, mais cela est impossible de son vivant : il y a eu confusion avec donation. |
↑12 | Voir les explications sur les dispositions testamentaires de Baptistine Augustin-Thierry. |